Mais qui était donc Joseph Joanovici ? Un agent du Komintern ? Un collabo qui fit fortune en travaillant avec les Allemands ? Un acteur important de la résistance qui finança des réseaux tout en sauvant de multiples personnes ? Un Juif mouillé avec les Nazis qui se vit refuser son retour en Israël ? Un homme remarquablement intelligent bien qu’il ne sût ni lire ni écrire ? Probablement un peu tout et plus encore. Ce qui est certain c’est que l’histoire n’a pas encore totalement tranché sur la vraie vie de celui qui fut surnommé le chiffonnier milliardaire, ce qui l’irritait non pas parce qu’il souhaitait dissimuler son argent mais parce que Monsieur Jo souhaitait faire savoir qu’il avait fait fortune dans la ferraille et pas dans les tissus. Alors pour en savoir un peu plus autant profiter du portrait que fit de lui Alphonse Boudard en 1998. Un portrait écrit dans une langue magnifique, pétri d’argot comme chez Frédéric Dard, Michel Audiard ou même Céline si on ne prend en compte chez lui que la forme de ses romans. Boudard a comme Joanovici grandi dans un milieu déshérité et l’a même croisé au temps ils furent encellulés ensemble. Joseph Joanovici est né à Kichinev en 1905 dans ce qui était alors la Bessarabie, une province peuplée de Roumains, annexée depuis longtemps par les Russes et qui appartient aujourd’hui à la Moldavie. De Roumains et par une forte minorité de Juifs habitués à ce que Russes, Cosaques et Turcs viennent les massacrer dans leur ghetto. Au point qu’ils ont fini par considérer les pogroms, faits de massacres, de viols et de pillages, à l’égal des autres fléaux naturels. Quelque chose avec quoi il faut vivre. Joseph en est un rescapé, caché pendant plusieurs jours sous une maison en compagnie d’une petite fille, avant d’être accueilli par une famille. Il grandit et aboutit à Clichy où il commence à récupérer des métaux derrière sa carriole tirée par un cheval. La concurrence est rude dans cette banlieue avec les Arabes, les Arméniens et les Auvergnats, mais Joseph a quelque chose en plus car il est capable de trouver la composition d’un morceau d’étain rien qu’avec les dents. Bien qu’il s’exprime dans un sabir fait de français et de roumain, Jo a le contact facile. Non qu’il soit beau, il a des yeux porcins, mais il est capable d’enjôler tous ceux qu’il fréquente dans les rades où il boit des coups tout en jouant à la belote. Arrivent la guerre et les Allemands qui envahissent la France, et qui vont tenter de lessiver le pays pour faire tourner leur appareil militaro-industriel. Et il en faut du métal, surtout du non-ferreux pour alimenter la machine. Cela tombe bien, c’est justement la spécialité de Joanovici qui est désormais à la tête d’une entreprise prospère qui l’envoie se ballader jusqu’en Belgique et en Hollande.
C’est nous qui décidons qui est Juif et qui ne l’est pas
Que Monsieur Jo fût Juif, les Allemands ne pouvaient l’ignorer, mais cela ne les gênait pas tant que ça car comme l’a dit un jour Joseph Goebbels à Fritz Lang : « C’est nous qui décidons qui est Juif et qui ne l’est pas ». Jo comprend vite que les Nazis sont tout aussi corruptibles que les Français, alors il arrose jouant de la concurrence entre les diverses branches administratives des occupants. Envoyer des biffetons, il ne cesse de la faire pendant toute la guerre, à son profit, pour enrichir ceux avec qui il est en affaires, et pour sauver certains résistants. Il en fourgue du métal, souvent de mauvaise qualité, mais peu importe. Ses acheteurs teutons se rincent au passage et lui ne manque pas de prélever sa dîme. Vendre aux Nazis de la came de mauvaise qualité lui permettra aussi à la Libération de se présenter comme résistant. Son activité l’amène à fréquenter deux des pires crapules de la collaboration, Henri Lafont dit monsieur Henri et son adjoint Bonny. Lafont est un voyou qui devrait être au bagne tant il a déjà été condamné. Pierre Bonny a été révoqué de la police pour corruption bien qu’il fût à l’origine de l’arrestation de Stavisky. Tous deux vont faire de leurs locaux de la rue Lauriston, un des lieux les plus craints des résistants tant on y torture. Officiellement au service des Allemands, Lafont et Bony travaillaient d’abord pour eux, massacrant, tuant, dépouillant tout ce qui leur passait entre les mains, entourés de brutes sanguinaires auxquelles font souvent appel les Nazis. Un jour l’Obersturmführer SS Muller convoque un de ces tueurs à gages pour aller dessouder un zig à Toulouse. La ville est encore en zone libre et les Allemands n’y ont pas encore les mains libres. Michel Chave s’y rend et exécute la commande. Pas de chance, de retour à Paris le SS s’aperçoit que le porte-flingue s’est trompé de personne. Tout le monde peut faire des erreurs. Chave y retourne et revient avec une valise qu’il ouvre devant Muller pour exhiber la tête de sa nouvelle victime. Pour travailler Joanovici arrose Lafont et en tire parfois avantage en lui soutirant des informations. Le business fonctionne puisque Joanovici est désormais possesseur de multiples appartements tout en faisant ripaille dans les restaurants où on ne manque de rien. Il fréquente peu les claques qui vont avec préférant sa fidèle maîtresse, sa secrétaire Lucie Schmidt dite Lucie fer, qui lui restera fidèle toute sa vie. La proximité de Lafont n’est pas sans danger puisque le tortionnaire lui balance un jour en public « Après tout Joseph, tu n’es qu’un sale youpin » ce qui entraîna comme réponse « Ça coûte combien pour ne plus l’être, Hauptsturmführer ». Depuis 1941, Joseph a été fait citoyen soviétique par Molotov. Un fait en théorie impossible pour ceux qui ne résident pas en URSS et qui alimente la rumeur d’une appartenance au Komintern l’internationale communiste. Rien n’est moins sûr même si ses voyages en Belgique auraient pu permettre des contacts avec le réseau L’Orchestre rouge dirigé par Léopold Trepper. Jamais en manque pour brouiller les pistes, Joanovici finance aussi le réseau de résistance Honneur de la police qui se monte au sein de la préfecture. Il aide également quelques aviateurs anglais à échapper aux Nazis. À la Libération il met beaucoup de moyens à disposition de l’insurrection parisienne. Ce qui ne prouve pas grand-chose. L’époque a la magie d’effacer presque tous les faits de collaboration. Le Docteur Petiot, grand adepte du chauffage central, réapparaît ainsi sous le blaze du capitaine Valéry bien qu’il ait servi d’équarrisseur à Bonny et Lafont.
Si on les avait laissés faire, ils auraient tout pris sans payer, alors moi je les ai fait payer
Joanovici n’échappe pas à un son procès mais uniquement pour collaboration économique, ses avocats réussissant à faire sauter les autres accusations. Ce n’était pas gagné puisque Jo est pris entre deux feux : la Préfecture de police qui le défend et la DST qui souhaite le voir condamné. Accusé par le président d’avoir collaboré avec les Allemands, Jo fait preuve de son bagout habituel. « Si on les avait laissés faire, ils auraient tout pris sans payer, alors moi je les ai fait payer ». Joanovici s’en tire avec cinq ans de prison et un milliard de francs d’amende. Sa peine purgée, la Justice ne sait pas quoi en faire. En tant qu’étranger Joanovici devrait être expulsé, mais il refuse sa nationalité soviétique, n’ayant pas envie que le petit père des peuples l’envoie aux sports d’hiver en Sibérie. Il est donc assigné à résidence à Mende, et toujours en dette d’une monstrueuse ardoise fiscale. Il finit par fuir en Israël ou ceux qui ont fricoté avec le troisième Reich n’ont pas bonne presse. Il revient de force en France où l’attendent de menues accusations. Le vent a tourné. Magnifique bluffeur pendant toute sa vie, Monsieur Jo ne s’en remettra jamais.
La vie de Monsieur Joseph est également racontée dans la série, Il était une fois en France pour ceux qui préfèrent la BD