Ce n’est pas si fréquent de lire un livre d’une traite même s’il n’est pas bien gros. Ce ne l’est pas davantage de le terminer les larmes aux yeux tant on s’est attaché aux personnages. C’est ce qui vous arrivera probablement avec ce magnifique roman qui réunit de façon improbable trois femmes. Smita, l’Intouchable de Badlapur non loin de Bombay. Giulia la Palermitaine qui travaille dans l’atelier de perruques de son père. Et Sarah l’avocate aux dents longues de Montréal. Des trois, seule Smita est née du mauvais côté. Elle vit en ramassant à la main la merde des latrines des riches villageois. Les autres, tous les autres habitants doivent déféquer dans les champs faute de disposer d’un réseau d’assainissement. Smita ne s’est jamais habituée à l’odeur que subissait déjà sa mère à qui elle a succédé. Nagarajan son mari est chasseur de rats comme son père l’avait été. Il n’est pas payé mais peut en ramener à la maison pour les manger. Smita n’a qu’une idée en tête : que sa fille Lalita échappe à cette condition. Qu’elle ne vomisse pas comme elle l’avait fait en débutant dans le métier, et qu’elle ne ramène pas tous les soirs la puanteur accrochée à son corps. Smita convainc Nagarajan d’envoyer leur fille à l’école pour qu’elle apprenne à lire et à écrire. Elle a l’accord de l’instituteur qui lui demande en retour l’ensemble de leurs économies. Giulia travaille avec son père dans le dernier atelier sicilien qui fabrique encore des perruques avec de véritables cheveux. Ils les décolorent puis les teignent avant de les assembler un à un. L’ambiance est bonne avec les ouvrières parfois là depuis des années. Mais la ressource se fait rare car il devient de plus en plus difficile de se procurer des cheveux. À vingt ans Giulia fait la connaissance d’un jeune Sikh et vit avec lui une histoire d’amour passionnée. Dans la clandestinité car la société sicilienne n’est guère tolérante avec les étrangers. Mais son père a un accident de Vespa et l’avenir de la petite entreprise familiale est en danger. Apparemment tout réussit à Sarah Cohen. Cette Wonder Woman a grimpé toutes les marches du cabinet d’avocats Johnson & Lockwood. Mère de trois enfants, deux fois mariée, deux fois divorcée, elle y a sacrifié sa vie privée. Mais son talent et son ambition lui permettent d’envisager de succéder au président fondateur. Elle trace son chemin, imperturbable, dédaignant un évanouissement au tribunal pendant une plaidoirie. Jusqu’à ce que le diagnostic tombe : cancer. Sarah le cache, comme elle avait caché ses grossesses de peur que cela nuise à sa carrière. Après avoir tenté d’écraser les autres, elle va comprendre que l’on ne gagne pas à tous les coups. L’art de Lætitia Colombani consiste à relier ces trois femmes qui n’acceptent pas qu’on écrive leur avenir sans elles. Smita se met en danger pour sa fille. Giulia transgresse l’ordre social sicilien et cherche à réinventer l’entreprise fondée par son grand-père. Et Sarah finit par comprendre combien la volonté de s’imposer dans sa vie professionnelle peut devenir une autre aliénation. On en redemande.