C’est une autre façon de raconter la Shoah. Avec énormément de détails historiques et pas mal de distanciation. Le tout donnant un livre particulièrement bien écrit et tellement émouvant. Sans doute parce que l’histoire que Santiago H. Amigorena nous narre est celle de son grand-père. Vicente Rosenberg, émigré en Argentine, qui va peu à peu s’enfoncer dans le mutisme en prenant conscience de ce qu’il allait advenir de sa mère restée à Varsovie. Vicente est parti de Pologne en 1928. Ses grands-parents avaient quitté le shtetl pour Chelem, où son père s’était enrichi dans le commerce de bois précieux, avant de s’installer à Varsovie. À la fin de la Première guerre mondiale, Vicente Rosenberg s’était engagé comme officier dans l’armée polonaise pour combattre les Russes sous les ordres du maréchal Piłsudski. De retour à la vie civile, sa mère l’avait convaincu de s’inscrire en droit à l’université. Son fils aîné étudiait la médecine, et comme toute mère juive elle rêvait d’un fils médecin et d’un autre avocat. Vicente supportait mal l’antisémitisme de ses compatriotes. Mais était-ce pour cela qu’il avait quitté la Pologne ? Ou parce que Piłsudski l’avait déçu en se retirant de la vie politique ? Ou parce qu’il se voyait plus de chances de faire fortune dans un autre pays ? Vicente n’aurait su le dire quand il entama en 1928 son voyage via Bordeaux en compagnie de son ami Ariel Edelsohn. Content aussi de quitter sa mère. En 1940 installé à Buenos Aires, Vicente ne savait pas bien s’il était Juif, Polonais ou Argentin. Il avait épousé Rosita avec qui il avait eu deux filles Martha et Ercilia ainsi qu’un garçon Juan José. Rosita était la première de sa famille à être née en Argentine où elle avait commencé des études à la faculté de Pharmacie. Sa famille, aisée, avait émigré depuis le shtetl proche de Kiev. Vicente aimait bien raconter des histoires à ses filles. Un jour il leur livra une vieille légende juive, une vieille légende familiale aussi. Ils s’appelaient Rosenberg parce qu’un poète allemand leur avait attribué ce nom quand Napoléon avait décidé d’inscrire les Juifs au Registre civil. À sa fille qui lui demandait quel était leur nom avant, il ne put répondre. Et il savait pertinemment que sa mère ne lui en dirait pas davantage car elle ne répondait plus à ses lettres depuis des mois. Le lendemain il expliqua à son ami Ariel que les Allemands avaient commencé à construire des murs à Varsovie et à Łódź. Pas des palissades, des murailles avec des fils de fer barbelés. Même si Vicente ne doutait pas que l’antisémitisme des Allemands fût l’égal de celui des Russes et des Polonais, il ne pouvait savoir comment il serait déployé dans ce pays qu’ils venaient d’envahir. Que les nazis allaient à Varsovie enfermer 400 000 personnes dans trois kilomètres carrés. Cent mille allaient mourir de froid et de faim avant que l’on ne déporte les autres.
Pourtant c’était quoi être juif ?
Alors Vicente reçut une lettre de sa mère. Elle se disait satisfaite que son appartement fût situé à l’intérieur du mur, ce qui lui avait évité de déménager. Il lui écrivit immédiatement pour l’inciter à venir le rejoindre en Argentine. En 1941, les nouvelles en provenance de Pologne devenant terrifiantes, Vicente en vint à détester Polonais et Allemands. Cela n’avait rien de naturel chez lui qui s’était battu pour la Pologne, et qui parlait mieux l’allemand que sa langue maternelle le yiddish. Il en vint à se détester de s’être senti Polonais, et d’avoir voulu être Allemand comme une bonne partie de la bourgeoisie éclairée de l’Est de l’Europe. Jusqu’à ce moment il n’avait pas accordé une grande importance à sa caractérisation. Mais les nazis avaient décidé pour lui, il était juif. Pourtant c’était quoi être juif ? Tu épouses une goy et tes enfants ne le sont pas. Mais tout goyim qu’ils soient, s’ils se marient avec une Juive, tes petits-enfants le sont. Tu fais partie du peuple élu sans jamais savoir pourquoi. Les nazis allaient leur faire comprendre. Après avoir envisagé de parquer les Juifs européens à Madagascar, ils regardaient désormais vers l’est. En attendant, les habitants du ghetto de Varsovie se contentaient de 15 % du minimum alimentaire vital. Et ils étaient abattus s’ils tentaient de s’évader. Toutes ces informations n’étaient que partiellement confirmées par les journaux que l’on trouvait à Buenos Aires. Elles taraudaient pourtant Vincente qui ne parvenait pas à les partager avec son épouse. Il ne supportait plus son employé au magasin, un jeune Allemand nommé Franz, qu’il licencia tout en sachant qu’il avait fui son pays en tant que communiste. Vicente se réfugia dans la musique. Bach, Beethoven, Mozart. Trois Allemands parce que Mozart se considérait comme tel. La musique ne l’apaisant plus, il se mura dans le silence ainsi que dans le poker la nuit. En février 1943 arriva à Buenos Aires Moshé Feldsher qui avait été médecin dans le ghetto de Varsovie. Il avait côtoyé le frère de Vicente. Il expliquait qu’il n’avait jamais appris à soigner la principale maladie du ghetto : la faim. Mais il assurait que la mère de Vicente était vivante lorsqu’il avait fui. Pas de quoi rassurer Vicente.