C’est la question posée par Anne Rosencher dans L’Express du 02 décembre 2021. Pour faire simple, la directrice déléguée de la rédaction part du constat d’une dépense publique à nulle autre pareille, pour se demander comment peut-on en arriver à des instituteurs et des infirmières aussi mal payés, un effectif famélique de juges et de procureurs, et une R&D aussi faible. Si comme elle l’écrit la situation des enseignants, d’une grande partie des personnels hospitaliers, et l’état de la justice en France ne font plus débat, il y a quand même à redire sur ses propos. D’abord sur l’ampleur des dépenses publiques, une antienne chère aux libéraux, ainsi que sur celle de la recherche et du développement. Quant à trouver des réponses à la question de L’Express, on en avancera quelques-unes, mais trouver des solutions est tellement complexe qu’il faudra nécessairement les compléter.
55,6 % de dépenses publiques ?
Les dépenses publiques représentent-elles 55,6 % du produit intérieur brut, ce qui ferait de la France le recordman ou la recordwoman, on vous laisse choisir, de la dépense publique au moins au sein de l’Union européenne ? C’est contestable car la manière de comptabiliser ces dépenses prête à critique. L’année de référence n’est pas précisée dans l’article, et ça n’a aucune importance. Ce qui est certain c’est qu’une grosse partie de ce qui est compté dans les dépenses publiques n’en relève pas. On parle ici des prestations sociales qui sont financées par les ménages et les entreprises, et non par l’État, avant d’être versées aux ménages sous forme de retraite, de remboursements de la sécurité sociale, d’allocations familiales ou d’allocations chômage. Elles ne font que transiter par les administrations publiques. Or ces prestations sont très importantes en France, le budget de la sécurité sociale est ainsi plus élevé que celui de l’État. Leur montant n’illustre donc pas une gabegie de l’État, il découle du choix historique des Français de socialiser des risques plutôt que de s’en remettre au privé. Une mauvaise idée ? Pas nécessairement comme le montre le récent débat sur une « grande sécurité sociale » qui inclurait l’activité des complémentaires santé. Avec pour argument principal que les frais de gestion de la sécurité sociale sont plus faibles que ceux des mutuelles et des assurances privées. Le poids des prestations sociales françaises traduit également la volonté de faire disparaître les toutes petites retraites ce dont il faut se féliciter. Le débat sur la mesure des dépenses publiques aurait peu d’intérêt s’il n’était porteur de décisions politiques. Car c’est bien en s’appuyant sur leur poids dans le Pib que les libéraux refusent la hausse des impôts, demandent la réduction du nombre de fonctionnaires ou imposent des conditions plus dures d’accès à la retraite.
Passer de la radio au scanner puis à l’IRM augmente les dépenses
La part des dépenses publiques dans le Pib suit une pente ascendante depuis de nombreuses années et ce pour de multiples raisons. On peut citer le vieillissement de la population qui accroît l’importance des retraites dans la richesse nationale. La particularité de l’économie de la santé qui ne génère pas de gains de productivité avec le progrès technique. Ainsi passer de la radio au scanner puis à l’IRM augmente les dépenses. Autre explication de la croissance des dépenses publiques, le choix de substituer les subsides de l’État aux augmentations salariales pour préserver le pouvoir d’achat des plus pauvres. Le récent congrès des Républicains, où les candidats ont rivalisé d’inventivité dans ce sens, en constitue un bon exemple. Last but not least, des dépenses publiques à hauteur de 55,6 % du Pib ne signifie pas que les pouvoirs publics préemptent 55,6 % de la richesse nationale pour n’en laisser que 44,4 % à la dépense privée. Car les prestations sociales comme les salaires des agents publics, les achats et les investissements des administrations sont autant de flux financiers qui se retrouvent en grande partie dans l’économie privée.
Trop peu de R&D la faute de l’État ?
2,2 % de dépenses de recherche et développement dans le Pib ce n’est pas beaucoup. En tout cas par rapport aux objectifs de l’Union européenne qui sont de 3 % du Pib. 2 % c’est moins que ce que font la Corée, le Japon, l’Allemagne et les États-Unis. Est-ce pour autant parce que l’État français ne fait pas son travail ? Pour la R&D publique sans doute, parce qu’elle découle directement des budgets qui sont attribués aux organismes de recherche et aux universités. Or les dépenses de R&D publiques ne progressent pas, elles sont relativement stables autour de 0,8 % du Pib. Mais en France la R&D est majoritairement effectuée par les entreprises, et ces dépenses n’augmentent pas non plus. Pourtant l’État les encourage via le crédit impôt recherche (CIR). Et à raison de 7 milliards d’euros en 2019 il ne lésine pas. Sans obtenir de résultats, ce qui ne s’est pas traduit par une remise en question de cette gigantesque niche fiscale. Il y aurait pourtant motif à faire quelques économies. Si le CIR ruisselle, c’est dans les comptes des entreprises pas dans les poches des chercheurs.
Les professeurs ont perdu 30 % de leurs rémunérations en trente ans
Sur les niveaux des rémunérations des enseignants et des hospitaliers il n’y a pas débat. Ils sont trop faibles. Ça n’a pas toujours été le cas, au moins pour les enseignants dont les rémunérations ont été sacrifiées depuis une trentaine d’années. L’économiste Lucas Chancel a ainsi montré que les professeurs ont perdu 30 % de leurs salaires par rapport aux autres professions sur la période. Le décrochage est plus fort pour les certifiés que pour les agrégés, et il existe aussi bien par rapport aux salariés du privé que vis-à-vis des autres cadres de la fonction publique d’État. Comment s’étonner alors que l’Éducation nationale peine à recruter, sachant que les enseignants ont aussi eu à subir de multiples réformes pédagogiques, ainsi que le comportement intrusif de nombreux parents. Le départ d’infirmiers et de médecins de l’hôpital public relève du même processus. Faibles salaires, perte du sens de leur métier depuis la réforme Bachelot de 2007 qui a introduit le paiement à l’activité, avec en plus l’augmentation du temps de travail suite aux dysfonctionnements de la médecine libérale. Il en faudra de l’argent pour panser ces plaies. Les augmentations salariales ne suffiront pas pour ceux qui ont abandonné leur métier. Il faudra entre autres embaucher comme le rappellent en ce moment les sages-femmes en grève qui n’en peuvent plus des sous-effectifs. Quant à la situation de la justice elle fait consensus. Un budget par habitant deux fois plus faible qu’en Allemagne, des prisons insalubres et surpeuplées, pas assez de juges et de greffiers qui viennent de rappeler que cela les empêche de bien faire leur métier. Entre une justice rapide et mal rendue et une justice aux délais inacceptables, ils ne veulent plus choisir. Mais comme nous avons rarement besoin de cette fonction régalienne, ils ne sont que peu soutenus.
La reproduction des élites fonctionne encore
Alors comment en est-on arrivé là ? Quand on veut à la fois baisser les impôts et réduire les déficits il faut bien couper dans les dépenses. Or les enseignants et les personnels hospitaliers constituent les gros bataillons de la fonction publique. Certes la baisse de leurs salaires a réduit la qualité de leur travail, il suffit de regarder les résultats de l’OCDE sur le niveau des élèves. Mais les atouts des populations aisées, disons les CSP+, ont été préservés. Par la carte scolaire, les budgets alloués aux classes préparatoires, les dépassements tarifaires dans la médecine, ou encore une désertification médicale qui ne touche que peu les métropoles. La reproduction des élites fonctionne encore. En guise de solutions L’Express propose un certain nombre de pistes. Revoir le crédit impôt recherche, on ne peut qu’approuver. Repenser la politique du logement dont les résultats sont catastrophiques, on prend. Introduire plus de culture tech, là on refuse tant les reportages se multiplient sur les désastres subis par ceux qui n’ont plus accès aux services publics. L’application ViteMaDose est certes une très belle réussite, mais elle n’émane pas du privé, elle a été élaborée bénévolement par un jeune informaticien. Elle ne saurait justifier de nouvelles suppressions d’emplois. On suggère aussi de revisiter les aides aux entreprises à commencer par le désastreux CICE. De refonder l’impôt sur le revenu en le fusionnant avec la CSG, ce qui le rendrait véritablement progressif. De réinventer un impôt sur la fortune dont la base ne serait pas mitée comme l’était l’ancien. Et d’abandonner la flat-tax. Il y a du grain à moudre.
L’avis de Bernard Maris