La famille Pelletier le retour. Après Le Grand Monde Pierre Lemaitre continue son exploration des Trente Glorieuses de Paris à Beyrouth et Chevigny un village de l’Yonne qui va être submergé pour alimenter une centrale hydroélectrique. Nous sommes en 1952, le progrès est en marche, rien ne l’arrêtera. Louis et Angèle les parents, Jean, François et Hélène les enfants, ainsi que toutes les pièces rapportées sont à nouveau conviés pour nous le narrer. François a perdu Nine, la femme de vingt-six ans dont il est fou amoureux depuis quatre ans. Elle n’est pas rentrée de Normandie et le plus doué des « faits-diversiers » au Journal du soir est d’autant plus inquiet que la jeune femme est fragile. Hélène qu’il a fait rentrer comme photographe pigiste au journal, signe son premier reportage sur la propreté des Françaises. Après le succès de son magasin de vêtements féminins à bas prix, Jean leur frère aîné va en ouvrir un second. Toujours sous les critiques de sa perfide épouse Geneviève. Ils ont déménagé dans un trois pièces depuis l’arrivée de leur fille Colette. L’état de leurs finances inquiète tellement Jean qu’il a perdu dix kilos au risque de ne plus se faire appeler « Bouboule ».

Il faut payer le médecin et la faiseuse d’anges

Pierre Lemaitre se veut romancier social. Le silence et la colère lui donne raison car ce roman jubilatoire est un merveilleux portrait de la France d’après-guerre, un pays en plein redémarrage avec encore de nombreux progrès à accomplir et beaucoup de laissés-pour-compte. L’hygiène laisse à désirer car les logements demeurent vétustes et les douches comme les WC intérieurs l’exception. Au-delà de la difficulté à trouver du travail, les femmes sont celles qui souffrent le plus. L’avortement fait des ravages et elles se retrouvent seules face à ce fléau. À elles de supporter la douleur et les risques sanitaires qui vont avec, ainsi que la possibilité de se retrouver en prison. Les flics de Pétain qui ont traqué les aiguilles à tricoter sont toujours en place. Et puis il faut payer le médecin ou la faiseuse d’anges. Côté économie le pays progresse. On roule en Simca, on bosse chez Vélosolex, on invente une nouvelle forme de commerce, mais pour aller de l’avant il faut davantage d’électricité quel qu’en soit le coût. La construction du barrage Chevigny est une version à peine romancée de celui de Tignes qui a été achevé en 1952. La résistance des Savoyards qui voulaient garder leur village n’a pas été de taille à faire plier l’administration et l’Électricité française. Il en est de même dans l’Yonne ou même le refus du curé de perdre son église n’est pas suffisant. L’intérêt supérieur de la nation s’impose et envoie les habitants dans le nouveau village qu’on leur a construit sur les hauteurs. De la scierie à la boulangerie c’est au revoir et on se retrouve là-haut.

Elles en ont du chemin à faire pour récupérer ce qui leur est dû

Dans ce nouvel épisode, Pierre Lemaitre a décidé de faire des femmes les personnages les plus forts. Hélène qui ne baisse pas pavillon malgré tout ce qu’elle doit assumer. Geneviève la Cruella d’Enfer de Beyrouth, qui se délecte à faire marcher à la baguette son nigaud de mari. Angèle qui comprend avant tout le monde comment sauver sa petite-fille. Et toutes celles qui font tourner leur village dans un parfait anonymat, de l’école à la cuisine du café, ou qui donnent leur énergie dans le commerce. Pourtant elles en ont du chemin à faire pour récupérer ce qui leur est dû. Le plein usage de leur corps, pour échapper au pelotage du patron, pour gagner de quoi vivre. Certes tous les hommes ne sont pas des salauds. Même l’ingénieur envoyé à Chevigny pour fermer le village est un honnête homme. Mais ils sont trop souvent faibles. Ou futiles comme Jean qui passe une bonne partie de son temps à organiser un tournoi de boxe, pour le plus grand plaisir des lecteurs.

L’excellente chronique de Marceline Bodier dans 20 Minutes
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