Domaine de Balincourt, Arronville (région parisienne), 1936. Il n’est plus qu’un petit vieux insignifiant, fût-il protégé par deux gardes du corps au sein de son château. Il ne lui reste que son regard d’acier qui a terrorisé tant de personnes, avec lequel il saisit sa décrépitude en se mirant dans une glace. Il a reçu les plus hautes décorations dans une foultitude de pays, et il fait depuis longtemps partie des hommes les plus riches au monde. Il a été bienfaiteur de l’art, du sport, des animaux au point d’offrir un couple de tigres au Muséum d’histoire naturelle. Pendant longtemps sa magnificence lui a évité que la presse ne s’intéresse à ses dépenses aussi fastueuses que délirantes. Mais les temps ont changé. D’abord L’Humanité un journal qui est selon lui anarchiste, puis d’autres organes de presse se sont interrogés sur l’origine de sa fortune. Le jour de ses quatre-vingt-sept ans Basil Bazaroff est en pleine décrépitude et il le sait. Il a heureusement terminé la rédaction de ses mémoires pour transmettre à la postérité ce que fut sa vie.
Un industrieux qui a passé sa vie à signer des contrats pour s’enrichir
Alors si vous aimez les saloperies. Pas les petites, pas les minables ralliements de personnages prêts à se renier pour un maroquin ministériel. Si vous souhaitez découvrir la vie d’un marchand d’armes insensible aux conséquences de son activité. Un homme qui ne fut pas un pervers obsédé par l’idée de faire le mal, mais un industrieux qui a passé sa vie à signer des contrats pour s’enrichir encore et encore. Un personnage qui a tant réussi dans son métier qu’il en vint à acheter son château pour un million de francs-or au roi des Belges Léopold, lui aussi un salopard parmi les salopards tant il avait fait couper de mains au Congo. Alors s’il vous sied de découvrir cet individu né en 1849 au sein de l’Empire ottoman et qui a pendant près d’un siècle su profiter des conflits et des guerres. Qui pour cela s’est immergé dans plusieurs cultures pour ne jamais céder à l’intérêt d’un peuple, parce que loin de toute morale il n’agissait que dans un seul but : gagner de l’argent. Alors dans ce cas c’est ici que ça se passe.
C’est ainsi qu’en tant que marchand d’armes il s’est toujours positionné du côté qui l’arrangeait
Passionnant ce portrait d’un des plus grands marchands d’armes du siècle dernier. Vous croyez ne jamais en avoir entendu parler et vous vous trompez probablement, car Bazaroff apparaît dans les pages de L’Oreille cassée aux côtés de Tintin. C’est dire s’il a marqué son époque. Raconter sa vie comme le fait Jennifer Richard, c’est décliner la géopolitique de l’Europe et d’abord celle des Balkans. Issu d’une famille grecque Basil Zaharoff est né à proximité de cette grande région déchirée par les conflits, et il y a vécu dès son plus jeune âge le déclin de l’Empire ottoman. Grâce à son père modeste marchand il a rapidement compris l’intérêt de naviguer entre les communautés pour vivre des affaires. Dans sa famille on était Juif avec les Juifs, Arménien avec les Arméniens, toujours en éveil pour ne pas sombrer. L’important étant selon Jennifer Richard d’avoir toujours les yeux derrière la tête. C’est ainsi qu’en tant que marchand d’armes il s’est toujours positionné du côté qui l’arrangeait. Et de préférence des deux en même temps. Avait-il persuadé les Grecs de lui acheter deux sous-marins qu’il se précipita chez les Turcs pour les convaincre qu’ils avaient besoin des deux mêmes. Peu importe que les submersibles aient coulé dès leur mise à l’eau. Les affaires prospéraient et il avait réitéré quelques années plus tard en commerçant simultanément avec les Russes et les Japonais qui pourtant se faisaient la guerre.
Peu importait l’ampleur des massacres
Parcourir la vie de Basil Bazaroff c’est naviguer de la guerre de libération de Cuba au monstrueux conflit qui enflamma l’Europe de 1914 à 1918. C’est décrypter les recompositions du continent qui traité après traité contenaient les futurs massacres tant les nouveaux États avaient été dessinés en ignorant les peuples. De ce point de vue la Grèce se révéla être une région extrêmement profitable pour Bazaroff, de l’effroyable bataille des Dardanelles aux tentatives de reconquête des territoires perdus. Peu importait l’ampleur des massacres à celui qui fut rapidement séduit par les nazis comme il l’avait été précédemment par la puissance industrielle des Krupp. Il n’était d’ailleurs pas le seul. Le Comité des forges, l’organisation patronale de la sidérurgie française, avait aussi cotisé en faveur d’Adolf Hitler. Le capital n’a pas de patrie. Il n’est pas gêné par les mauvaises odeurs. Surtout pas celles du sang.
Abonnez-vous pour être averti des nouvelles chroniques !
« Merci pour cette intelligente recension, Laurent ! », Jennifer Richard sur Facebook