La mère, Joseph vingt ans et Suzanne seize vivent tous les trois dans leur concession isolée d’Indochine. Ils ne voient pas grand monde, alors ils décident de faire un tour à Ram histoire de se dire qu’ils peuvent encore décider de quelque chose. Joseph attelle le cheval et la carriole qu’il vient d’acheter deux cents francs pour gagner un peu d’argent. Mais il s’est fait avoir, la bête est trop vieille, presque cent ans à l’échelle humaine, et elle va crever. Ce n’est pas ça qui va apaiser la mère qui passe son temps à gueuler. Elle hurle encore plus depuis l’écroulement des barrages qu’elle a fait construire par les paysans pour protéger ses cultures du Pacifique. La concession c’est le fruit de ce qu’elle a gagné après la mort de son mari. Ancienne institutrice dans le Nord de la France puis de l’Enseignement colonial, elle a ensuite gagné sa vie en donnant des cours de français et de piano, avant d’en jouer dans un cinéma. Mais l’achat des terres qu’elle comptait cultiver a été une erreur. Chaque année la mer les envahit détruisant ce qu’elle a planté. Elle a été escroquée par les fonctionnaires corrompus qui lui ont vendu la concession. Aucun des acheteurs précédents n’est jamais parvenu à la mettre en valeur. Seuls les trafiquants de pernod et d’opium y ont gagné de l’argent.
Ces petits blancs doivent se contenter de viande d’échassier qui pue le poisson
Il est rentré dans l’histoire ce premier roman de Marguerite Duras publié en 1950. L’action se déroule en 1931, année où l’autrice née près de Saïgon avait dix-sept ans, alors autant dire que beaucoup de ce que vit Suzanne, Marguerite l’a vécu avant. La famille de colons peine à survivre dans une Indochine étouffante, et les promesses d’élévation sociale qu’on leur a fait miroiter n’existent même plus dans leurs rêves. Si ces petits blancs doivent se contenter de viande d’échassier qui pue le poisson, leur quotidien est incomparable avec celui des autochtones. Eux ne comptent pas les bébés morts de faim ou du choléra au point que les parents ne leur accordent pas de sépulture quand ils les enterrent. Le domestique malais de la mère a tant été battu au cours de sa vie « qu’il en avait la peau bleue et mince comme de l’étamine ». Suzanne et son frère Joseph ne pensent qu’à quitter la plaine fétide. Et autant dire que des deux c’est la fille qui endure le plus.
L’homme porte des costumes de tussor grège, un feutre de la même couleur
L’entrée dans sa nouvelle vie exige de Suzanne qu’elle se marie avec celui qui sera accepté par la mère. Si le frère et la sœur sont dévorés par le désir sexuel, seul Joseph a le droit de l’assouvir. Alors Suzanne fréquente le fils d’un planteur, trop laid pour qu’elle lui cède mais suffisamment riche pour qu’il lui offre un diamant. L’homme porte des costumes de tussor grège, un feutre de la même couleur et conduit une voiture Maurice Léon Bollée. Elle rencontre ensuite un représentant de commerce qui estime que les filles de dix-huit ans qu’aucun homme n’a approchées sont les meilleures car plus faciles à façonner. Ainsi en a décidé la mère qui cède tout à son fils. Le récit est noir, et on comprend où et comment Duras a construit son émancipation féministe.
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