Mario Conde avait quitté son travail d’inspecteur de la Criminelle depuis treize années pour se consacrer à l’achat et la revente de vieux livres. Il y avait trouvé un moyen d’être en accord avec lui-même. Mais son départ avait surtout été motivé par l’arrivée de la Crise sur son île cubaine, une crise qui allait réduire les précédentes à peu de choses. De ressources culturelles les bibliothèques privées s’étaient transformées en sources de revenus pour des habitants qui manquaient de tout. Mario Conde préférait acheter que vendre car il lui coûtait toujours de se séparer d’un livre. Il s’était spécialisé en adaptant sa stratégie commerciale aux quartiers qu’il visitait. En clamant à tue-tête qu’il cherchait des bouquins dans les lieux les plus pauvres. En repérant les maisons qu’il pensait intéressantes en raison de leur caractère aristocratique.
Avec cette transaction le jeune homme gagnerait plus d’argent qu’en exerçant son métier pendant six mois
Quand en ce jour de 2003 il vit la demeure, il fut d’abord persuadé qu’elle avait déjà été visitée par un confrère tant la bâtisse attestait d’une richesse passée. Il s’y présenta et les occupants, le frère et la sœur Dionisio et Amalia Ferrero, l’amenèrent dans une pièce de cinq mètres sur sept avec des murs couverts d’ouvrages dont la rareté plus que le nombre alimentait la valeur. Certains volumes étaient uniques au point que Conde se refusait à les acheter de peur qu’ils ne sortent de Cuba. La transaction ne porta que sur quelques exemplaires dont un seul lui tenait à cœur, un manuel culinaire qu’il offrirait à la vieille Josefína, la seule personne qu’il savait capable de faire des miracles gastronomiques en temps de crise. Le Conde allait apporter ses achats à Yoyi un ingénieur diplômé qui mettait à profit son sens inné du commerce pour améliorer son existence. Avec cette transaction le jeune homme gagnerait plus d’argent qu’en exerçant son métier pendant six mois. Contrairement à Condé, Yoyi n’avait jamais cru aux bienfaits du communisme. Mais plus que l’argent c’est l’apparition de Violeta del Rio qui allait compter pour l’ancien flic. Car cette chanteuse des années cinquante découverte entre les pages d’un manuscrit cachait bien des mystères derrière sa sensualité lascive. « Merde alors, quelle femelle » dit d’elle un compagnon de Condé quand il vit sa photo. Sans même savoir que cette femme avait bouleversé de nombreuses vies.
C’est sur Cuba que Padura écrit
Parce que Les brumes du passé mettent en scène l’ancien inspecteur Mario Conde, il conviendrait de classer ce roman parmi les polars ou les romans noirs. Certes l’intrigue amène l’enquêteur préféré de Leonardo Padura à élucider une disparition qui remonte aux années cinquante. Pourtant bien plus que sur un crime, c’est sur Cuba que Padura écrit en exposant longuement les échecs de la révolution castriste. Il adore son île mais déplore combien les habitants y ont la vie difficile. La chute de Batista aurait dû annoncer des jours meilleurs puisqu’elle avait permis aux Cubains de se débarrasser des mafieux avec qui le dictateur s’était associé. Meyer Lansky est parti depuis longtemps mais des Cubains se couchent aujourd’hui avec une carafe d’eau sucrée et une décoction de feuilles d’oranger ou de menthe dans l’estomac. Certains quartiers de La Havane ont été abandonnés à des nouveaux délinquants qui vivent de la drogue ou de la prostitution. Pour subsister mieux vaut avoir des enfants qui ont réussi à l’étranger que posséder un diplôme. Il reste heureusement les Cubains et leur insubmersible volonté de vivre. Et le talent de Padura pour nous les montrer, à commencer par les femmes qu’il aime tant. Alors peu importe si on mange parfois à La Havane du chat ou du chien en guise de porc. L’immense talent de celui qu’on présente chaque année comme le futur Nobel de littérature nous ravit quand il nous emmène dans une Chevrolet 1956 modèle Bel Air, un des véhicules les plus machos de Cuba. Il nous fait saliver avec des plats qui n’ont plus cours dans l’île. Avec lui on se délecte du boléro, cette musique amenée par les Espagnols et que les autochtones ont réinventée. Surtout quand elle est chantée par une femme dont on tombe immédiatement amoureux.
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