Il s’appelle Jean Benedetto et il a fait le voyage Turin-Lyon avec sa famille en 1919. Comme tous les immigrés italiens il avait entendu parler de l’assassinat du président Sadi Carnot par l’anarchiste italien Sante Geronimo Caserio. Ça s’était passé à Lyon en 1894 et cela avait déclenché un déferlement de haine raciste contre les Transalpins. Heureusement le climat s’était apaisé en cette année 1919, quand les Benedetto avaient décidé de changer de pays pour fuir le fascisme mussolinien, et aussi parce que le patriarche de la famille venait de mourir. Manquait également à l’appel Benedetto Benedetto, le frère aîné de Jean, donné pour mort sur le front autrichien pendant les batailles de l’Isonzo. Mais lors de l’automne 1968, Natale un ami d’enfance de Jean apprend que Benedetto aurait été fait prisonnier pendant la guerre et emmené en Roumanie. Jean reçoit ensuite en janvier 1969 une lettre issue de ce pays. Elle est signée d’un certain Vincenzo Benedetto qui lui explique qu’il ne peut quitter la Roumanie à cause du régime de Nicolae Ceauşescu. Le frère aîné de Jean serait-il encore vivant ? Sa survie est pourtant totalement improbable. Les batailles de l’Isonzo ont tué 500 000 soldats. Elles faisaient suite au revirement des Italiens, initialement alliés des Allemands et de l’Empire austro-hongrois, dans le but de prendre possession d’une partie de la côte adriatique. Mais la supériorité numérique des Transalpins n’a rien valu face à l’armement autrichien, et à la topographie qui donnait l’avantage au camp défendant. Et quand les Italiens ne mouraient pas sous les bombardements des mortiers Skoda, le froid l’hiver, la chaleur l’été, les inondations et les épidémies prenaient le relais.
Vincenzo et son épouse Léia-Despina parviennent à quitter la Roumanie
Quand Jean rencontre Vincenzo Benedetto à Cluj en Roumanie, il ne découvre pas son frère mais son neveu. Benedetto Benedetto est mort depuis sept ans après avoir quitté en 1940 sa femme et son fils qui ne l’a presque pas connu. En 1969 Ceauşescu n’est pas encore devenu ce dictateur infréquentable, qui sera fusillé par son peuple après un procès d’une heure en 1989. Il est au contraire un des rares leaders du bloc communiste qui semble s’émanciper du grand frère soviétique. C’est pour cela que de Gaulle lui rend visite en dénonçant les dangers des accords de Yalta. En septembre 1969 Vincenzo et son épouse Léia-Despina parviennent à quitter la Roumanie pour s’installer en banlieue lyonnaise près de Jean. Il leur aura fallu des soutiens en Roumanie et vendre beaucoup de ce qu’ils possédaient pour payer leur sortie. Vincenzo qui n’a jamais été considéré dans son ancien pays comme un « vrai Roumain » est apaisé. Fin du récit ? Au contraire. Commence alors l’histoire de l’espionnage mis en place par la Roumanie en France. Vincenzo y a sa petite place aux côtés de personnages publics que l’on n’aurait pas imaginés dans un tel cadre. Mais on va découvrir que si les services secrets des pays de l’Est ne manquaient pas de savoir pour s’implanter à l’ouest, leurs homologues occidentaux ont abondamment œuvré pour les contrer.
On crevait aussi de faim dans le pays du « Génie des Carpates »
Nul besoin de fiction ni de scénariser un récit pour passionner les lecteurs. Fabrice Arfi y parvient au plus haut point en nous livrant une enquête qu’il a menée pendant seize ans. C’est d’ailleurs ce qu’il fait régulièrement à Mediapart. Dans La troisième vie il plonge dans ses racines lyonnaises en partant à la recherche d’un putatif espion roumain. En déroulant le fil de son enquête il nous décrit un pays francophone situé de l’autre côté du rideau de fer, ainsi que ceux qui en France l’ont aidé. Côté Roumanie on découvre un État non seulement communiste, mais aussi dirigé par un dictateur qui n’avait pas beaucoup d’équivalents en dehors de Staline et de l’Albanais Enver Hoxha. Car Nicolae Ceauşescu aurait non seulement fait poser dix millions de micros pour surveiller vingt-deux millions d’habitants, mais aussi fait assassiner tous ceux qu’il considérait comme ses ennemis. On crevait aussi de faim dans le pays du « Génie des Carpates » alors que la Roumanie a longtemps été le second producteur de céréales d’Europe. On y entretenait également un antisémitisme atavique comme l’a raconté Sonia Devillers dans Les exportés. Ceauşescu a pourtant longtemps été apprécié des dirigeants occidentaux parce qu’il semblait encourager de ses vœux une troisième voie entre les mondes socialistes et capitalistes. S’il en est qu’il n’a jamais réussi à convaincre ce sont les Roumains, qui le craignaient tellement qu’ils avaient l’habitude de dire que « Ceauşescu est un excellent joueur d’échecs, en même temps personne ne peut le confirmer puisque personne n’a jamais osé le battre ».
Hernu aimait l’argent et les femmes
Charles Hernu, ancien ministre de La Défense de François Mitterrand a été une des taupes roumaines en France. Ce qui complète avec brio le CV de celui qui a été le responsable du sabotage du Rainbow Warrior dans un port néo-zélandais. Cette admirable opération qui tua un photographe resté à bord, ridiculisa la France, et les éleveurs d’ovins de l’hexagone en payent encore les conséquences. Si les services roumains se sont intéressés à Hernu, c’est parce qu’ils pouvaient le faire chanter, Hernu ayant fait deux mois de prison à la Libération pour avoir fricoté avec le régime de Vichy. La suite est classique, ils le rémunèrent car Hernu aimait l’argent et les femmes. Il aurait même tourné autour de la mère de Fabrice Arfi. Il est piégé. Hernu n’a pas été le seul, le parti socialiste ayant constitué un vivier particulièrement fécond pour les services secrets roumains qui ont aussi recruté à droite et au sein du parti communiste français. Hernu s’en est remis car cet aspect de sa biographie n’a jamais été publiquement évoqué. Il s’est également remis de sa démission du ministère de la Défense, en partie grâce aux nombreux messages de soutien qu’il a reçus. Parmi leurs auteurs, les époux Badinter, l’industriel Jacques Servier, Hubert Védrine, Franz-Olivier Giesbert. Ce qui à coup sûr n’empêchera pas les survivants de continuer à raconter n’importe quoi.
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Fabrice Arfi sur BlueSky