C’est à l’aéroport d’Istanbul que Gaspard Dernaisse rencontra Arstan Isaev. Le photographe français attendait son avion pour Bichkek la capitale du Kirghizistan, le plus petit pays d’Asie centrale. Le vieux Kirghiz rentrait au pays après avoir rendu visite une dernière fois à sa femme allemande. Arstan souffrait d’un cancer en phase terminale, et quand il retrouva Gaspard dans un bar clandestin de Bichkek il lui exposa son projet : élaborer un livre-photos pour transmettre à son épouse ce qu’il avait vécu dans son pays. Il voulait notamment mettre en avant le lien qu’il avait eu avec la nature kirghize, puisqu’il y avait longtemps été responsable de la protection d’espèces en voie d’extinction comme le léopard des neiges et l’argali une variété de mouflon. Arstan proposa à Gaspard de s’en occuper, à charge pour lui de travailler avec Barza, un guide de haute montagne français qui vivait au Kirghizistan depuis plusieurs années et qui pourrait l’aider. Depuis l’indépendance de son pays, Arstan avait gagné beaucoup d’argent en rachetant des sociétés d’État. Il proposa donc à Gaspard de bien le payer. De toute façon il n’avait nulle ambition d’être le plus riche du cimetière. Alors le jeune Français accepta.
Ce pays d’éleveurs nomades, où le cheval est roi, culmine à plus de 7 000 mètres
C’est un roman improbable que nous propose Grégoire Domenach, parce qu’il se déroule dans un pays que peu savent situer sur une carte et dont encore moins nombreux sont ceux qui connaissent son histoire. Ce n’est pas un hasard si l’écrivain a choisi de localiser son récit dans ce coin perdu d’Asie centrale, puisque Domenach y a vécu plusieurs années en tant que rédacteur en chef du seul journal francophone de la région. Il en a ramené des paysages sublimes faits de steppes et de très hautes montagnes. Rappelons que ce pays d’éleveurs nomades, où le cheval est roi, culmine à plus de 7 000 mètres et constitue en quelque sorte une porte d’entrée vers l’Himalaya. Certains personnages du roman tentent d’en tirer profit en vendant à de riches occidentaux l’ascension de sommets, quitte à les faire voyager en hélicoptère. Ce qui est totalement déphasé en comparaison de la vie des populations locales qui vivent parfois d’un tout petit troupeau. Le Kirghizistan c’est aussi un certain nombre de lacs que beaucoup sur place qualifient de plus beaux lacs de montagne au monde. Rendez-vous à Köl-Suu dans l’Est du pays pour s’en assurer, ou encore à Issyk-Koul à proximité de Bichkek comme j’ai pu le faire. Grégoire Domenach n’escamote pas pour autant les innombrables fractures du pays qui sont souvent issues de la domination soviétique, et qui se sont aggravées avec l’effondrement de l’URSS. Car l’empire russe a laissé derrière lui un pays sans infrastructures, en partie ravagé par la vodka, avec des laideurs toutes staliniennes comme le béton de Bichkek, son avenue Karl-Marx et ses trolleybus biélorusses. Et que dire de l’état des sanatoriums construits pour les rescapés de la Seconde guerre mondiale qu’Arstan et Barza ont fréquentés. Ceux qui sont revenus d’Afghanistan n’ont pas été mieux traités, et ils se sont parfois reconvertis dans le trafic d’opium à l’image de Vassili Gorzanov, qui multiplia les voyages en camion du Pamir afghan à la Russie sans jamais devenir riche. Sauver sa peau était le seul objectif accessible pour ces forçats de la route.
Barza s’est réfugié au fin fond de l’Asie centrale parce que nul ne viendra jamais l’y chercher
Refuge au crépuscule vaut aussi par ses personnages. Arstan Isaev ancien apparatchik soviétique qui consacra ensuite son existence à la sauvegarde de la nature. Et surtout Barza dont on découvre vite qu’il est en fuite et poursuivi par la justice française. Son parcours, qui lui fit traverser l’Europe puis le Caucase, qui l’emmena sur la Caspienne dans les pires conditions, avant d’aboutir au Kazakhstan et enfin au Kirghizistan, atteste de la gravité de son crime. Jamais apaisé, soigné au lithium, hyperactif, Barza s’est réfugié au fin fond de l’Asie centrale parce que nul ne viendrait jamais l’y chercher. Mieux que son passeport kirgiz, l’absence de convention d’extradition et ses accointances locales constituent ses mes meilleurs garants. Il ne trouvera pourtant jamais le bonheur, ni dans sa nouvelle famille, ni en parcourant son pays d’adoption. Même les personnages secondaires valent le détour, comme Arstan Isaev Bolotbekovitch un ancien technicien russe d’un laboratoire d’astronomie du Kazakhstan. Russe en Asie centrale il fut, russe il reste à l’image de sa voiture Moskvitch, quand bien même il vit dans une roulotte.
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