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Le blog de Laurent Bisault

Nous sommes faits d’orage, Marie Charrel, Éditions les Léonides

Sep 10, 2025 #Les Léonides

Albanie 2023. Sarah avance dans la montagne sur une route qui n’est plus goudronnée. À ses côtés dans le quatre-quatre, son guide Niko lui explique que la plupart des villages du coin ont été abandonnés depuis la fin de la dictature. Les habitants sont partis tenter leur chance à l’étranger, seuls les plus vieux et les fantômes sont restés. Sarah n’est pas venue admirer le paysage. Sa mère lui a légué une maison dans le village sans nom, là où habite Niko. Ester ne lui a rien raconté de sa vie albanaise qu’elle avait quittée pour s’installer en Islande avec Sarah quand sa fille avait six ans. Elle s’est contentée à sa mort de lui transmettre une consigne : « Va là-bas, trouve Elora ». La maison est située sur un plateau qui bute sur les montagnes. C’est une masure sans charme dont chaque mur est percé d’une fenêtre. Elora est née en 1977, et Eugenia celle que le village savait dotée du don de seconde vue, avait aussitôt annoncé qu’elle aurait deux vies et attirerait deux fois plus de malheur. En 1989 Elora a douze ans et elle ne ressemble à aucune autre fille. Les mondes de la cuisine et de la couture ne sont pas les siens. Elle ne porte pas de robe qui l’empêcherait de courir avec son ami Agon. 1972, Tirana. Ilir, Drittan et Sokol sont désormais étudiants. Ils ont quitté le village il y a deux ans et ont fini par être admis à l’université. À charge pour eux d’aider leur professeur à éplucher la presse française pour savoir ce qu’on y écrit sur l’Albanie. En 1990 Sokol a pris du galon, il fait arrêter les hommes suspects de connivence avec l’étranger. Il organise la collectivisation des terres dans les bourgades les plus reculées. Au village la moitié des bergers s’évaporent dans les montagnes avec les troupeaux.

Sous sa présidence on arrêtait, dénonçait, emprisonnait, torturait, exécutait pour des peccadilles

Ce roman est un portrait bouleversant de l’Albanie dont on se demande si ses habitants n’ont pas été atteints par une malédiction. Pensez un peu, ceux qui peuplent le « pays des aigles » ont su depuis des siècles résister d’une façon ou d’une autre aux envahisseurs. Romains, Byzantin, Ottomans se sont plus ou moins rapidement cassé les dents en tentant de conquérir le pays. Les anciens païens ont vécu sous domination chrétiennes catholique et orthodoxe, sunnite ou d’obédience chiite. Mais rien n’y a fait, nombreux sont les Albanais qui leur préfèrent aujourd’hui des divinités locales en relation avec la nature. Pour autant les désastres albanais n’ont pas uniquement été importés. Ils ont aussi été temporairement mais atrocement développés en interne du temps de la dictature d’Enver Hoxha. Celui qui se brouilla avec les communismes soviétique et chinois avait instauré un régime où le contrôle de la longueur des cheveux constituait un moindre mal. Sous sa présidence on arrêtait, dénonçait, emprisonnait, torturait, , exécutait pour des peccadilles. Malheur à ceux qui étaient suspectés d’écouter les radios ou de regarder les télévisions italiennes. Malheur aussi à la nature dont la préservation était incompatible avec le productivisme communiste. La « loi du sang » fut plus résiliente. Aucun commissaire du peuple ne parvint à l’éradiquer. Ce que les Albanais dénomment depuis des siècles le Kanun fut insoluble dans le communisme. Avec elle le meurtre d’un homme doit se payer en retour d’un autre meurtre. Elle dénie aussi quasiment tout droit aux femmes qui sont la propriété de la famille. Elles peuvent toutefois prendre la tête d’un clan décimé pour peu qu’elles soient vierges et qu’elles s’engagent à respecter le célibat.

La plupart ont tenté de préserver leur liberté et les traditions ancestrales

Tout cela la journaliste et romancière Marie Charrel nous le raconte dans un récit entremêlé sur trois époques. Les années soixante-dix au cœur de la dictature. Les années quatre-vingt-dix, soit après la mort d’Hoxha, quand le communisme albanais s’effondrait. Et de 2023 à 2024. Elle nous emmène dans les montagnes là où le pastoralisme a toujours été de mise et où ses personnages ont vécu sous le contrôle de la mythologie albanaise. Sarah va progressivement mettre à jour des secrets que même les villageois ignorent. Certains se sont compromis du temps du communisme. Mais la plupart ont tenté de préserver leur liberté et les traditions ancestrales en partant avec leurs troupeaux ou en priant leurs dieux. On les suit avec un immense plaisir dans des paysages magnifiques. On les envie quand ils ripaillent de bœuf mijoté aux oignons, d’aubergines et de tomates du potager, de byreks des feuilletés farcis aux blettes et à la feta. Surtout quand le lait des brebis embaume le thym des montagnes. Les habitants du village sans nom savourent d’autant plus ces agapes, que ceux qui ont tenté leur chance à l’étranger, sont souvent revenus où ils avaient grandi. Nous sommes faits d’orage nous propose une Albanie terrifiante, enthousiasmante, révoltante, mystérieuse. Savourez ce roman, il sera ensuite temps de découvrir ou de relire Kadaré.

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