Surbooké

Le blog de Laurent Bisault

Les Ritals, François Cavanna, Éditions Belfond

Août 9, 2021 #Belfond

Ce livre n’est pas un livre comme les autres. C’est celui qui a fait entrer Cavanna parmi les grands écrivains, car ce premier tome du récit de sa vie est un chef-d’œuvre. Les Ritals c’est l’invention d’une langue par un auteur qui avait pourtant quitté l’école à seize ans. Cela ne l’a pas empêché de se transformer par la suite en une sorte d’encyclopédie Universalis sur pattes, à même d’expliquer dans ses chroniques l’origine du nom des départements ou de l’orthographe de « Au temps pour moi ». Vous avez déjà lu ce bouquin ? Aucune importance, il est tellement riche, drôle, rempli d’amour que vous pouvez vous y recoller. Vous ne le connaissez pas alors il est fait pour vous, et bonne nouvelle sa suite Les Russkoffs est tout autant délectable. Avant d’écrire Les Ritals Cavanna avait créé Hara-Kiri avec Choron, une publication qui déclinait l’irrespect et pourfendait hypocrisie et pudibonderie. Hara-Kiri c’était le journal bête et méchant parce que pour Cavanna rien n’était plus con que de se faire hara-kiri. La célèbre une « Bal tragique à Colombey : un mort » le lendemain du décès du général de Gaulle lui valut l’interdiction. Le pouvoir pompidolien tenait sa vengeance, mais Cavanna recommença son travail de sape en créant Charlie Hebdo, toujours aussi libertaire, antimilitariste et anticlérical. Et voilà qu’il publia en 1978 Les Ritals et qu’on commença à comprendre que ce symbole de l’impertinence, celui qui ne respectait rien, était avant tout un tendre qui adorait ses parents. Que cette force de la nature, qui s’était allègrement foutu sur la gueule avec les autres gamins, tirait son respect des autres de son père.

Il comprenait mieux le patois des maçons creusois que l’italien de la méthode Assimil

Les Ritals devait raconter les Italiens de Nogent. Mais comme l’explique Cavanna dans sa postface, ce livre est d’abord consacré à son père. Un maçon qui ne savait ni lire ni écrire, né quelque part du côté de Piacenza entre Gênes et Milan, qui ne parla jamais que le dialetto. À sa grande surprise, il comprenait mieux le patois des maçons creusois que l’italien de la méthode Assimil. Ses compatriotes l’appelaient « Vidgeon », diminutif gentil de « Petit-Louis » qu’il convenait de prononcer « Louvi ». Il avait les yeux bleus et les cheveux blancs, il était trapu, gras du bid, et aimait aussi bien les personnes que les animaux et les plantes. Même les sœurs italiennes du couvent des Carmélites ne voulaient que lui pour les petits travaux, déboucher une chiotte ou sceller un volet. Surtout Vidgeon aimait partager son rire. Un jour il fixa un parapluie au-dessus d’un pêcher pour le protéger de la grêle. Ses copains se marrèrent tant qu’ils lui dirent : « Eh, Vidgeon, fout i mette oussi oun cace-nez, qué sans ça i va prendre le rhoume ! ». Cet homme avait des plaisirs simples. Le dimanche il assemblait les bouts de mètres cassés sur le ciment de la fenêtre pour en faire un neuf. Des mètres de maçon qu’il rangeait dans une des ses innombrables boîtes à fourbi. Que les numéros ne se suivent pas n’avait aucune importance, même si après le 60, il y avait le 25 puis le 145. « Mais qu’est-ce qué t’as bisoin les nouméros. Tou régardes combien qu’il y a les branches, e basta, va bene. Quatre branches ça veut dire quatre-vingts. Ecco. »

« Ma qu’est-cé qu’il est intellizent, votré Françva, madama Louvi ! »

Être rital à Nogent-sur-Marne juste avant la guerre, c’était vivre dans la vieille ville abandonnée par les Français. Là où même le jeune Cavanna, français par sa mère morvandelle, redoutait les Ritals. Ils étaient maçons, elles faisaient les ménages, ils se tapaient tous les boulots dont les Français ne voulaient pas. Certains étaient devenus riches à la tête de leur entreprise de construction. Être rital c’était aller à l’école dès la maternelle pendant que sa génitrice travaillait. C’est là que Cavanna développa sa soif d’apprendre, au point d’emprunter six livres par semaine à la bibliothèque municipale. C’est à l’école que sa mère le retrouvait tous les samedis midi quand il lui annonçait qu’il avait encore fait zéro faute. Elle jubilait quand les autres femmes lui disaient : « Ma qu’est-cé qu’il est intellizent, votré Françva, madama Louvi ! ». Le jeune Cavanna était brillant. Il avait été premier du canton au concours national qui attribuait des bourses. Le dimanche les hommes allaient au bistrot Le Petit-Cavanna et respiraient les bonnes odeurs du Pernod et de pisse de chat en buvant du onze degrés. Ils s’y engueulaient pour des histoires de haies mitoyennes au pays et jouaient à des jeux de cartes bizarres. Le père de François n’était pas de la famille du bistrot. Eux étaient les Cavanna riches, ceux qui avaient du bien au pays. Son père était pauvre. Alors en plus de son métier de maçon, il bêchait les jardins et récurait les fosses à merde. François accompagnait son père À la ville de Parme, une épicerie-buvette remplie d’odeurs. Celles des olives, du poisson salé dans les tonneaux, du jambon coupé très fin, du parmesan qui sentait la culotte de petite de fille pas très soignée. Il avait droit à un dé à coudre de vermouth pendant que son père s’envoyait quelques coups de postillon en parlant du pays.

Le Fernet c’était un truc d’Italiens, même que les Français croyaient crever quand ils le goûtaient

Parmi les secrets ramenés d’Italie il y avait Le Fernet, une invention que tu pouvais même pas imaginer comme elle était utile. Le Fernet Branca était souverain contre le mal de ventre, le mal de tête, le mal de froid, le mal des bonnes femmes qui les prend tous les mois que des fois ça les rend méchantes. Contre le mal de tout. Le Fernet c’était la potion de la nonna qui envoyait son petit-fils lui en chercher contre dix sous chez Madame Lozzi en ajoutant un sou pour les dou-é caramels, de peur qu’il le dise à ses parents. Le Fernet c’était un truc d’Italiens, même que les Français croyaient crever quand ils le goûtaient car ils étaient persuadés que c’était fait avec des cigares toscans macérés dans la chiasse de tigre. La nonna avait bien du courage de l’avaler. Tu parles, c’était une vieille hypocrite. Elle en rigolait de gourmandise rien qu’à en parler.

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