Enrichissez-vous avait dit François Guizot qui fut chef de gouvernement de Charles X. Balladur, Sarkozy, Strauss-Kahn et Fabius ont remis la formule au goût du jour en privatisant à tour de bras à partir de 1986. Les banques, des entreprises industrielles, TF1, les autoroutes, plus récemment les aéroports régionaux comme celui de Toulouse vendu à des oligarques chinois corrompus. Aéroports de Paris y a échappé, mais uniquement parce que la crise du transport aérien avait effacé sa rentabilité. Ce qui avait fait dire à l’économiste Gilles Raveaud « Alors les gars on veut plus être privatisé ? ». Les privatisations n’ont pas été faites au profit des décideurs politiques, elles ont d’abord bénéficié aux sociétés qui ont récupéré le capital de quelques-unes des plus belles entreprises publiques. Mais de nombreux hauts fonctionnaires de l’inspection des Finances et de la direction du Trésor, deux des plus grands corps de l’État français, en ont aussi profité. Ils sont allés « pantoufler » dans le privé en bénéficiant de rémunérations hallucinantes. Sans commune mesure avec ce qu’ils auraient gagné à Bercy. Tout aussi grave ces hauts fonctionnaires ont dès lors créé une sorte de technostructure qui a régenté aussi bien les plus grandes entreprises privées que les instances de décision du ministère des Finances. C’est ce que Laurent Mauduit, journaliste économique et co-fondateur de Mediapart, appelle « la caste ». L’emprise de la caste sur les politiques publiques s’est dans un deuxième temps renforcée avec le retour de quelques-uns de ces anciens fonctionnaires au sein du pouvoir politique. Ils ont ainsi réduit encore un peu plus la séparation entre les intérêts des grandes entreprises privées et l’intérêt général. Emmanuel Macron incarne la quintessence de ce phénomène. Inspecteur des Finances, il est allé très jeune travailler dans la banque d’affaires Rothschild avant de se mettre au service de François Hollande.
Les banques ont constitué leurs premiers points de chute
L’attrait des grandes entreprises pour les hauts fonctionnaires a été rendue possible par la victoire du capitalisme anglo-saxon sur le capitalisme rhénan. Avec elle finie la gestion à l’ancienne quand un patron arbitrait selon les circonstances en faveur des salariés avec une hausse des rémunérations, des clients avec des baisses de prix, ou des actionnaires via les dividendes. Désormais c’est priorité absolue à la rentabilité. Pour s’assurer de la fidélité des P-DG les actionnaires leur ont distribué des stock-options, des parachutes dorés et autres retraites chapeaux. Si cette victoire du capitalisme anglo-saxon s’est traduite de façon originale en France, c’est parce que le capitalisme national se caractérise par une forte imbrication des entreprises et de l’État. Elle est ancienne, on la fait parfois remonter à Colbert, et elle a pris tout son sens sous de Gaulle quand la puissance publique a porté des projets comme l’aviation civile ou le TGV. Dans notre pays l’inspection des Finances et la direction du Trésor incarnent la régulation économique au sein du ministère des Finances. Nombre de leurs membres se sont saisis de l’opportunité des privatisations pour aller se gaver dans le privé. Les banques ont constitué leurs premiers points de chute. Ça a commencé par la Société générale, une banque nationalisée à la Libération puis privatisée en 1987. Les trois premiers dirigeants de l’entreprise privatisée sont venus de l’inspection des Finances. Ça s’est poursuivi avec la BNP, et avec BPCE la banque issue du rapprochement des Caisses d’Épargne et des Banques populaires, qui a été dirigée par François Pérol un inspecteur des Finances proche de Sarkozy. On peut aussi citer le parcours de Marie-Anne Barbat-Layani passée de l’inspection des Finances à la présidence de la Fédération bancaire française qui exerce un lobbying constant sur la puissance publique. Ou ceux de Michel Bon et de Stéphane Richard, tous deux inspecteur des Finances, qui ont dirigé Orange l’entreprise issue de la privatisation de France Télécom. On ajoutera que beaucoup de ces hauts fonctionnaires passés au privé ont préalablement assisté alternativement des ministres de droite et des ministres socialistes. Parce qu’il n’y avait pas de différences dans les politiques qu’ils mettaient en œuvre ? Voilà une question à laquelle on a le droit de réfléchir.
Quand pendant sa campagne électorale François Hollande disait que son adversaire c’était la finance, c’était osé
Le pantouflage s’est poursuivi sous François Hollande avec le départ du responsable de l’Agence des participations de l’État chez Merryl Linch. Dans le même temps Laurence Boone est arrivée à l’Élysée en provenance de la même banque. Comment s’étonner alors que les politiques publiques se soient confondues avec les intérêts des banques. Que la promesse de la séparation des banques en deux entités, banques de dépôts et banques d’affaires, n’ait pas été mise en œuvre. Mais il y a peut-être mieux, ou pire. En 2016 Bruno Bézard directeur du Trésor part diriger un fonds chinois alimenté par la BPCI, la banque publique d’investissement. On n’est jamais si bien servi que par soi-même. Plus tard on a appris que le fonds était installé dans un paradis fiscal, les îles Caïmans. François Hollande a aussi nommé à la tête de la Banque de France l’ancien inspecteur des Finances François Villeroy de Galhau qui avait fait carrière au sein de Paribas, ce qui avait suscité l’indignation de nombreux économistes. Quand pendant sa campagne électorale François Hollande disait que son adversaire c’était la finance, c’était osé. Mais quand il précisait que c’était ce monde qui avait le pouvoir, il avait raison et il a fait le nécessaire pour que rien ne change. Sous Emmanuel Macron cela n’a pas été mieux. Son secrétaire général à l’Élysée Alexis Kohler, ancien du Trésor, a été au centre d’un conflit d’intérêts autour du numéro deux mondial du fret maritime MDC. Et les principaux collaborateurs de Bruno Lemaire viennent de deux banques que l’État a sollicitées pour le conseiller.
« There is no alternative »
Une des graves conséquences de la fusion de la haute fonction publique et des intérêts du privé est qu’il n’y a plus qu’une pensée à Bercy. Ça n’a pas toujours été le cas. Dans les années soixante des socialistes et des communistes assumés travaillaient au sein de la direction de la Prévision. Michel Rocard, Philippe Herzog, Anicet Le Pors futur ministre communiste, y sont passés. Depuis le TINA, « There is no alternative » de Margareth Thatcher a clos les débats. Avant les techniciens proposaient plusieurs pistes et les politiques arbitraient. Aujourd’hui comme l’a joliment décrit Thomas Bronnec dans son roman Les initiés les ministres passent à Bercy et l’inspection des Finances reste. L’uniformisation de la pensée économique s’est étendue aux autres grandes institutions de l’État, Banque de France, Cour des comptes. Les économistes ne font pas exception. Il n’en manque pas comme Gilbert Cette, Pierre Cahuc, André Zylberberg ou Francis Kramarz, souvent passés par l’Insee et ses écoles ce qui n’est pas un hasard (voir ici), pour expliquer qu’il ne faut pas revaloriser le Smic voire même le supprimer. Et ce n’est pas différent dans la presse. Que serait l’information économique sur France Inter sans Dominique Seux ? Parle-t-on de la dette que sa résorption passe nécessairement par la réduction de la dépense publique, la réforme de l’assurance chômage, le report de l’âge de départ en retraite ou l’assouplissement du droit du travail. Surtout pas par un abandon des baisses d’impôts dont un des premiers défenseurs a été Laurent Fabius. Avec le succès que l’on sait, chaque fois qu’il a défendu cette thèse son camp s’est pris une branlée électorale.
« Ces objectifs peuvent être partagés par tous, quels que soient leurs choix politiques »
Tout cela on le retrouvait déjà dans le rapport Attali intitulé Pour libérer la croissance française, un rapport rédigé par un jeune prometteur : Emmanuel Macron. À leur côté siégeaient des grands patrons, des inspecteurs des Finances, des grands commis de l’État comme le directeur général de l’Insee Jean-Philippe Cotis, Mario Monti commissaire européen, et même un ancien secrétaire général de la CFDT. Salutation particulière à Atomic Anne, Anne Lauvergeon, dont l’extrême compétence allait l’amener à ruiner Areva, un des fleurons du nucléaire français. On pouvait lire dans la version de 2010 du rapport que « Ces objectifs peuvent être partagés par tous, quels que soient leurs choix politiques ». Pas de débat possible. TINA. Margareth aurait été contente. Depuis 1982 nous dit Laurent Mauduit une seule grande réforme économique a échappé à la vulgate néolibérale : celle des trente-cinq heures. Elle a été payée cher, par l’annualisation du temps de travail et l’austérité salariale. Il y a tout cela et encore beaucoup d’autres choses dans La caste, notamment une critique des institutions et de l’action d’Emmanuel Macron. Sur l’interpénétration des personnels politiques et de la finance on retiendra l’admirable parcours de José Manuel Barroso qui l’a amené de la Commission européenne à Goldman Sachs. Ceux de François Fillon parti faire fortune chez les oligarques du pétrole russes, de François Baroin engagé chez Barclays, et de l’ancien socialiste Jean-Marie Le Guen réfugié lui aussi dans la finance, n’en sont pas loin. Quels messages envoyés aux hauts fonctionnaires de Bercy !
Jean-Luc Tavernier aurait directement négocié le cadeau fiscal de Bernard Tapie
La force de Laurent Mauduit et de Mediapart vient de ce que leurs révélations sont presque toujours validées dans le temps. L’histoire du ministre du Budget qui planquait son argent à l’étranger c’était eux et c’était vrai. L’arbitrage monté par les plus hautes autorités de l’État au profit de Bernard Tapie, qui avait touché 403 millions d’euros dans le cadre de son litige avec Adidas, c’était encore eux. Et c’était vrai. Or il y a un second volet dans l’affaire Tapie. Celui du cadeau fiscal qu’Éric Woerth aurait accordé à Tapie, pour un montant estimé à 43 millions d’euros par Mediapart. Contrairement à l’affaire de l’arbitrage, ce second volet n’est toujours pas tranché par la Justice. Éric Woerth vient toutefois d’être mis en examen dans ce second volet par la Cour de Justice de la République. Dans un article publié en 2015 Laurent Mauduit avait détaillé le rôle joué dans cette affaire par Jean-Luc Tavernier, alors directeur de cabinet de Woerth et aujourd’hui directeur général de l’Insee. Jean-Luc Tavernier, écrivait Laurent Mauduit, aurait directement négocié le cadeau fiscal de Bernard Tapie et l’aurait ensuite avec Woerth imposé à l’administration fiscale. L’accord aurait été négocié au cours d’un repas pris avec l’homme d’affaires dans un grand restaurant parisien en fin d’année 2008. Alors élucubration abracadabrantesque de Mediapart ou révélation supplémentaire qui finira comme les autres par être validée par l’autorité judiciaire ? En attendant de connaître la réponse officielle, à chacun de se forger son opinion. J’ai la mienne.