Inutile de le nier, le football a changé. Il est désormais un spectacle gentrifié, accessible via des abonnements aux prix délirants si vous souhaitez aller au stade. Il est presque aussi cher si vous le regardez à domicile forcés que vous êtes de payer grassement des opérateurs qui ont acquis les droits de ce sport. Le foot est désormais une activité financière où l’argent coule à flots : dans le transfert des joueurs, le nom des compétitions vendu à des sociétés privées, l’achat des clubs par des investisseurs ou l’attribution des Coupes du monde. Et pourtant ce sport demeure le plus populaire et sur presque tous les continents. Car on peut le pratiquer à peu de frais, comprendre facilement ses règles, et surtout s’appuyer sur son histoire qui a forgé nos imaginaires. Même si c’est de moins en moins vrai, le résultat des matchs n’est pas écrit à l’avance. Le petit peut toujours espérer taper le grand. Ce sport nous fait donc croire que tout est possible : nous plonger dans l’allégresse avec la victoire de notre équipe, ou plus encore transformer nos vies comme certains ont voulu le faire croire lors de la victoire de la France à la Coupe du monde en 1998.
Se développent aussi des équipes de quartier qui renforcent le sentiment d’appartenance à la classe ouvrière
Au départ le football est une invention de la bourgeoisie, qui date de la révolution industrielle anglaise. La codification de ses règles permet de l’introduire dans les établissements scolaires des élites britanniques avec pour but de développer l’esprit d’initiative nécessaire au capitalisme industriel et aux conquêtes coloniales. Mais ce jeu se répand rapidement dans la classe ouvrière, porté par un patronat paternaliste qui y voit un moyen d’enseigner l’autorité, la division du travail, et une façon de détourner les prolétaires des luttes sociales. Erreur fatale, la boîte de Pandore est ouverte et la classe dominante n’est pas près de la refermer. Certes les premiers matchs se déroulent sur les terrains de l’usine, mais se développent aussi des équipes de quartier qui renforcent le sentiment d’appartenance à la communauté ouvrière. Le foot va gagner le reste du monde via L’Empire britannique et également l’Europe. En 1918 Antonio Gramsci note ainsi dans ses Chroniques turinoises que le foot révèle l’hégémonie culturelle conquise par la bourgeoisie capitaliste. C’est une grande partie de l’histoire de ce sport, sa version sociale, que nous propose Mickaël Correia dans son Histoire populaire du football parue en 2018. Un récit savant du journaliste aujourd’hui à Mediapart dont la lecture est salutaire à la veille de la Coupe du monde au Qatar. Comme ce livre est immensément riche, je n’en propose qu’une recension sélective centrée sur l’Europe et le Brésil. Le mieux sera donc que vous le lisiez au lieu de regarder la compétition marquée du sceau de la honte. Une Coupe du monde issue de la corruption, du sang des ouvriers traités comme des esclaves, un évènement qui va contribuer encore un peu plus au dérèglement climatique.
Telle est la volonté de la bourgeoisie rurale émergente
Les jeux de ballon apparentés au football remontent au moins au XIVe siècle en Angleterre. On en trouve aussi trace en France puisque Pierre de Ronsard et Henri II pratiquaient la soule, un jeu qui n’était codifié ni sur sa durée ni sur le nombre de joueurs. Les parties sont brutales et nul n’aurait idée de les interrompre avec un carton coloré pour cause de jambe cassée ou d’yeux crevés. Les interdictions des autorités étatiques n’ont que peu d’effets. C’est bien davantage le mouvement des enclosures, la privatisation des terres en libre accès dans les campagnes anglaises, qui va progressivement mettre fin aux jeux de ballon. Telle est la volonté de la bourgeoisie rurale émergente qui souhaite préserver son capital. Rien de mieux que de se souvenir des écrits de l’économiste David Ricardo pour saisir l’importance de cette classe sociale. Pour protéger ses cultures la landed gentry fixe de nouvelles règles au foot avec des terrains clos, des camps symétriques, un nombre réduit de joueurs, le tout sous une autorité de contrôle.
Les équipes de la working class se changent dans les pubs
À la fin du XVIIIe siècle les hauts lieux de pratique du folk football sont les publics scools, les écoles privées anglaises. Les dirigeants de ces établissements vont peu à peu intégrer ce sport à leurs méthodes d’éducation. Vers 1850 le football s’étend dans des clubs universitaires et la multiplicité des matchs entraîne une harmonisation des règles. Avec la révolution industrielle les ouvriers sont de plus en plus nombreux et ils constituent environ 70 % de la population. À force de luttes ils ont conquis le droit de disposer du samedi après-midi. De quoi inquiéter le patronat qui craint l’apparition de nouveaux heurts et l’amplification de l’alcoolisme. Les ouvriers du textile de Manchester, de la métallurgie à Birmingham, les dockers de Liverpool et les mineurs vont dès lors utiliser leur temps libre pour jouer au foot dans des structures religieuses ou patronales. À défaut de vestiaires les équipes de la working class se changent dans les pubs. Et ça marche, en 1883 les footballeurs ouvriers de Blackburn remportent la Coupe d’Angleterre face à l’équipe issue du prestigieux collège d’Eaton. Ils ont été défrayés pour s’entraîner, le professionnalisme est devant eux avec tout ce qui fait le charme du foot anglais. Comme le Boxing day, les matchs du 26 décembre quand les domestiques présentent une boîte à leur employeur pour recevoir leurs étrennes. Les footeux sont la propriété de leur club et leur salaire est plafonné ce qui va les amener à se syndiquer.
Le football devient un loisir familial, un spectacle apaisé
La confrontation sociale au sein du foot anglais passe aussi par les tribunes. Dès la fin du XIXe siècle la bonne bourgeoisie dénonce les comportements inacceptables de certains supporters. On envisage de poser des grilles pour protéger les joueurs. C’est en Écosse que le hooliganisme fit pour la première fois parler de lui, à l’occasion d’un match entre deux équipes de Glasgow, le Celtic club catholique et les Rangers club protestant. L’entre-deux-guerres marque l’apparition de syndicats ouvriers plus conciliants avec le patronat, qui signe l’apparition d’une classe ouvrière « respectable ». Avec elle le football devient un loisir familial, un spectacle apaisé. Le mode de vie rough demeure toutefois présent chez les chômeurs et les travailleurs non qualifiés qui se frottent quotidiennement à la loi de la rue. L’insertion sociale des ouvriers s’amplifie après 1945 avec l’apparition de l’État providence. Le retour du hooliganisme intervient à partir des années soixante avec de jeunes supporters qui se reconnaissent aussi dans les combats entre mods et rockers. La réponse des institutions du football passe par une libéralisation de ce sport, fin du blocage des salaires des joueurs, transformation des stades en arènes commerciales, augmentation du prix des places, ségrégation des spectateurs. Parmi les hooligans ceux de Liverpool sont les plus redoutés notamment lors de leurs déplacements à l’étranger. La violence toute relative de certains supporters va s’amplifier avec la destruction de la classe ouvrière mise en place par Margaret Thatcher. Elle atteint son paroxysme en 1985 avec la mort de 56 personnes dans un incendie accidentel du stade en bois de Bradford. Puis quelques jours plus tard par la finale de la Coupe d’Europe entre Liverpool et la Juventus de Turin au stade du Heysel à Bruxelles. L’assaut des Anglais contre les tifosi fait trente-neuf morts chez les Italiens. La réponse des autorités passe par de nouvelles lois, des interdictions de stades et la généralisation des caméras de surveillance. La gentrification du foot va achever ce travail. Entre 1990 et 2011 le prix des places les moins onéreuses augmente de 1 100 % à Anfield le stade de Liverpool. Les gueux disparaissent des tribunes au profit des VIP accueillis dans des loges.
Le mouvement syndical français crée sa fédération sportive
Le football s’implante en France au début du XXe siècle en région parisienne. Les clubs sont rapidement investis par des institutions bourgeoises laïques et des patronages catholiques. C’est après la Première guerre mondiale que se constituent les grands clubs d’entreprise, autour de Renault à Billancourt, de Casino à Saint-Étienne, de Michelin à Clermont-Ferrand, de Peugeot à Sochaux. Les patrons y voient un instrument qui fait écho au taylorisme qu’ils ont imposé dans les usines. Et un moyen de faire briller leur marque. En 1932 débute le championnat professionnel. D’abord réticent le mouvement syndical français crée sa fédération sportive qui éclate en 1920 après le Congrès de Tours moment de la création du parti communiste français. Dès lors le Parti socialiste et le PC auront chacun leurs clubs affiliés, qui se rapprochent quand le Komintern le décide pour lutter contre le fascisme.
C’est le FC Barcelone qui incarne la résistance à la dictature
Pour les dictateurs le football constitue par sa popularité un fabuleux instrument de propagande, qui peut aussi donner lieu à des formes de résistance. Mussolini est le premier à s’en emparer parce qu’il arrive au pouvoir en 1922. Il considère que ce sport doit avoir pour but premier l’honneur, la puissance et la grandeur de la patrie. La seconde coupe du monde organisée et gagnée par l’Italie en 1934 lui en donne l’occasion en procurant un immense écho au fascisme transalpin. En Union soviétique le pouvoir stalinien met du temps à comprendre l’enjeu social du football. Alors ce sport va procurer des espaces de liberté dont s’empareront les supporters. À Moscou les matchs du Dynamo le club de la police, et du Spartak une structure plus populaire, donnent lieu à de nombreux débordements qui permettent de gueuler contre les flics le temps d’un match. Même Beria, le chef du NKVD et tout aussi Géorgien que Staline, a du mal à mater les vedettes du Spartak. Dans l’Espagne franquiste c’est le FC Barcelone qui incarne la résistance à la dictature, et qui permet aussi de soutenir l’identité catalane. Que voulez-vous faire quand les 100 000 spectateurs du Camp Nou entament un hymne de résistance au franquisme ? En Allemagne Hitler cible la fédération de football comme instrument de domination dès son arrivée au pouvoir. Il commence par démanteler les clubs dans l’orbite du parti communiste à grands coups d’arrestations, d’incendies et d’assassinats, et il bannit les footballeurs juifs. Le match entre l’Allemagne et l’Autriche organisé juste après l’Anschluss est une des principales formes de résistance aux Nazis dans le football. Alors qu’il était convenu qu’il devait se terminer par un 0-0, l’avant-centre autrichien Matthias Sindelar marque. Il refuse ensuite de jouer pour l’Allemagne et le payera de sa vie. En août 1942 le club ukrainien du FC Start refuse également la défaite contre une équipe de la Luftwaffe. Pierre-Louis Basse a raconté ce match dans Gagner à en mourir. Pendant l’occupation le Commissaire au Sports Jean Borotra interdit à partir d’août 1941 les rencontres franco-allemandes de peur qu’elles ne donnent lieu à des manifestations antinazies.
Le rejet des militaires est porté par le SC Corinthians
Le Brésil et ses généraux putschistes de 1964 ne font pas exception. Comment aurait-il pu en être autrement dans ce pays où le foot est si important ? Alors quand la contestation sociale s’ajoute au rejet de la dictature, le pouvoir surveille de près le football brésilien. Le rejet des militaires est porté par le SC Corinthians un club de São Paulo dirigé par un sociologue. Elle est incarnée par Sócrates, le joueur vedette de l’équipe qui est également médecin. Le club met en place des délibérations collectives auxquelles participent employés et joueurs qui choisissent leur entraîneur. En 1982 les socios élisent le président du club. Pour s’opposer aux généraux le maillot des joueurs est floqué du nom de la Democracia corinthiana. Malgré le départ du « Docteur » dans le championnat italien en 1984, Socrates et le SC Corinthians auront beaucoup contribué à la fin de la dictature. Ils auront également construit un modèle d’autogestion du foot qui n’a pas essaimé, même si lors de l’élection à la présidence de Bolsonaro, Raí le frère cadet de Sócrates s’oppose au futur dirigeant.
Le « Onze de l’indépendance »
Quoi de mieux qu’une équipe nationale de football pour incarner une nation dont on nie l’existence ? À cette question les dirigeants du Front de libération nationale (FLN) algérien ont répondu en démarchant à partir de 1958, soit quatre années après le début des « Événements », la quarantaine de joueurs professionnels algériens du championnat de France. Une douzaine acceptent de quitter la Métropole dans la clandestinité, ce qui leur vaudra d’être traités de fellaghas dans Paris Match. Le plus célèbre est sans doute Rachid Mekhloufi, membre de l’équipe de Saint-Étienne, et présélectionné pour le Mondial à venir en Suède. Le « Onze de l’indépendance » commence aussitôt à s’entraîner à Tunis. Les joueurs multiplient les matchs avec les pays du bloc soviétique, et devront attendre les accords d’Évian pour revenir dans leur club en France.
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