1990, des manifestants défilent dans le pays. Des Albanais escaladent les murs de l’ambassade d’Italie. Ils sont officiellement des Ouliganes, un mot d’origine étrangère sans traduction en albanais puisque le peuple n’en a pas besoin. L’Albanie est un pays isolé, qui a rompu ses relations avec les Yougoslaves juste après la guerre, avec les Russes après la mort de Staline, avec la Chine en 1970 pour s’opposer à son rapprochement avec les États-Unis. L’histoire de l’Albanie est celle d’un pays occupé dont les habitants ont appris à résister. La plus longue domination a été celle des Ottomans qui convertirent les Albanais à la religion musulmane en leur proposant en retour de les exempter d’impôts. En 1990 le pays d’Enver Hoxha, la dernière dictature européenne, vacille. Mais Lea onze ans est trop jeune pour le comprendre. Elle se demande pourquoi des hommes ont décapité une statue de Joseph Staline puisqu’il symbolise la liberté dont on lui a toujours dit qu’elle était plus forte en Albanie que dans le reste du monde. Lea a grandi dans une société qui se voulait sans classe, où l’État devait disparaître avec l’apparition du communisme. Où oncle Enver incarnait le pouvoir éternel. Sa maîtresse d’école racontait que la force de sa main venait de ce qu’elle avait un jour serré celle d’Enver, et que pour conserver son énergie elle ne l’avait pas lavée pendant des jours. Ça n’empêchait pas sa famille de se précipiter pour regarder les publicités diffusées sur TV Skopje, la télévision macédonienne. Comme les autres enfants la jeune Lea exécrait le fascisme. Elle avait pourtant dû chaque année répéter pendant les cours d’histoire, que sa famille n’avait rien à voir avec l’ancien Premier ministre qui avait collaboré pendant la guerre, même s’ils portaient le même nom. Et elle n’avait pas grand-chose à raconter quand on lui demandait qui avait résisté chez les siens. Ses parents avaient bénéficié de l’immense privilège d’accéder à l’université ce qui constituait une tache dans leur biographie. Une de ses grands-mères était même issue de l’aristocratie.
Lea est née dans une société façonnée par le culte de la personnalité
Enfin libre sous-titré « Grandir quand tout s’écroule » est un témoignage passionnant sur la vie en Albanie dans les années qui ont suivi le régime communiste. C’est une réflexion à hauteur d’enfant sur le mensonge proposée par une femme qui est désormais professeur de philosophie politique à la London Scool of Economics. C’est une recherche de ce qu’est la liberté, effectuée par celle qui a grandi sous le communisme albanais avant de voir déferler sur son pays le libéralisme débridé. C’est la découverte d’un pays qu’on ne pouvait qu’imaginer en lisant les romans d’Ismaïl Kadaré. En théorie tout devrait être simple pour celle qui a connu un pays isolé comme peut l’être aujourd’hui la Corée du Nord. Car Lea est née dans une société façonnée par le culte de la personnalité dû à son président-dictateur. Mais elle n’a jamais souffert des files d’attente devant les magasins faute d’avoir imaginé une autre version des commerces. Elle n’a pas eu faim même si les petits pains distribués dans les camps de pionniers avaient le goût du caoutchouc. Lea jouait à fascistes et partisans plutôt qu’aux cow-boys et aux indiens. On la tartinait à la plage d’huile d’olive à la place de la crème solaire qu’utilisaient les rares touristes. Tout était différent pour ses parents et ses grands-parents qui ont doublement payé l’organisation du pays imposée après la seconde guerre mondiale. En se soumettant à l’ordre communiste qui n’admettait aucune contestation. Et en reniant leur histoire qui était celle d’une famille culturellement et financièrement aisée.
Au-revoir Marx et Engels, bonjour Friedman et Hayek
Mais voilà, l’entrée de l’Albanie dans la normalité occidentale n’a pas été aussi rayonnante que l’avaient promis les experts de la Banque mondiale. La mère de Lea s’est dans un premier temps jeté dans le nouvel espace de liberté en s’investissant dans la politique et dans la recherche de ses anciens biens familiaux. Avec son mari, elle réécrivait l’histoire familiale en expliquant que l’Albanie avait été une prison à ciel ouvert. Son époux avait certes au début perdu son emploi, mais il en avait rapidement trouvé un meilleur : directeur du plus grand port du pays. On lui demanda de licencier les travailleurs les moins qualifiés. C’était le prix à payer pour être admis dans le nouveau monde. Il ne dormait plus et qu’avait-il gagné avec sa voiture de fonction et son chauffeur puisqu’il retrouvait devant sa maison les Tsiganes qui le suppliaient de les garder ? Puis le pays a implosé. Poussés par les nouveaux dirigeants, les Albanais avaient investi leurs économies dans les nouvelles entreprises. Le communisme était derrière eux, place aux mirifiques taux d’intérêt proposés par le capitalisme. Au-revoir Marx et Engels, bonjour Friedman et Hayek. Les pyramides de Ponzi n’eurent qu’un temps et en 1997 commença la « guerre civile albanaise ». Le pays était aux mains des insurgés et des gangsters. Pour éviter les rafales de kalachnikov les habitants tentèrent de fuir à l’étranger. Mais ils comprirent rapidement que désormais les pays étrangers les rejetaient. L’Italie aurait accepté les réfugiés politiques mais pas les réfugiés économiques. Alors pour finir ses études Lea partit en Italie étudier la philosophie. Consciente que l’Albanie était désormais aussi éloignée de la liberté que le pays dont ses parents avaient tenté de s’échapper.
Abonnez-vous pour être averti des nouvelles chroniques !