Pendant des années il avait vécu du commerce, portant de l’autre côté de la frontière des souliers ferrés pour les hommes et des vêtements pour les femmes. Avec ses ventes il rapportait de l’eau-de-vie, des carottes, du tabac, et si tout se passait bien de quoi acheter de l’orge ou de la farine, du fromage salé ou deux stockfischs. Mais un jour les douaniers royaux lui tombèrent dessus peu avant qu’il ne ramène les marchandises chez lui, il en blessa un et dut s’enfuir. Pour Tönle Bintarn le coup était rude. Il quitta son plateau d’Asiagio qui avait appartenu à l’empereur François-Joseph avant de passer aux mains du roi Victor-Emmanuel. Tönle traversa à nouveau la frontière et se dirigea vers la Styrie où il avait déjà travaillé dans les mines de fer. Pour vivre il s’associa avec Giuseppe Pasqualini un colporteur d’estampes qui le mena en Bavière, à Brno puis à Cracovie où ils se séparèrent. Giuseppe voulait tenter sa chance en Russie et Tönle allait rentrer au pays pour retrouver ses parents, sa femme, ses deux fils qui ne l’attendaient pas. Il allait aussi découvrir la petite Giovanna dont il ignorait la naissance. Au pays Tönle ne pouvait pas se montrer, encore moins aller au village, et il s’enfuyait à la moindre alerte. Alors il repartit sans pouvoir vendre des estampes, car il n’était pas un sujet de François-Joseph. C’est ainsi qu’il organisa sa vie : partir au printemps travailler dans les États des Habsbourg et revenir l’hiver chez lui, mû par une force irrépressible, pour profiter du cerisier qui avait poussé il y a bien longtemps sur le toit de sa maison.
Peu leur importait à qui ils étaient rattachés
Ce classique de la littérature italienne est d’une immense beauté. Il nous plonge au cœur des saisons rythmées par les travaux des paysans du nord de l’Italie. Citoyens de l’Empire austro-hongrois un jour, intégrés à l’Italie par la suite. Ignorant les États ils avaient pris l’habitude de circuler d’un pays à l’autre en fonction de leurs besoins. Les habitants du plateau d’Asiagio parlaient un dialecte que les notables venus du Sud ne comprenaient pas. Peu leur importait à qui ils étaient rattachés, ils élevaient des agnelles pour qu’elles mettent bas et qu’elles donnent de la laine. Ici on cultivait l’orge, le seigle, le lin, les lentilles, et les pommes de terre que Tönle avait ramenées d’Autriche. Un pauvre restait toujours un pauvre apte à se transformer en chair à canon pour défendre les frontières. C’est ce qu’on leur imposa au printemps 1915 sous le prétexte d’aller arracher Trente et Trieste aux Austro-Hongrois. Pire encore les vieux, les enfants et les femmes durent quitter les villages transformés en champs de bataille. Tönle Bintarn refusa cette folie et resta sur place en passant plus de temps dans les forêts avec ses bêtes que dans sa maison. Il ne se considérait ni italien, ni autrichien même s’il avait servi dans l’armée de l’Empereur François-Joseph. Il était juste un berger et un vieux prolétaire socialiste. Magnifique !
Abonnez-vous pour être averti des nouvelles chroniques !