Il attendait ce moment depuis quinze ans. Alors quand il aperçut le petit village de Montepuccio au nord des Pouilles Luciano Mascalzone sut qu’il allait atteindre son but. C’était l’heure de la sieste, les rues étaient désertes, le soleil écrasait tout, personne ne l’arrêterait. En cette année 1875, il frappa à la porte et Filoména Biscotti apparut. Il savait que cela lui coûterait la vie, mais il l’emmena dans la chambre et elle s’abandonna avec volupté sans lutter. Luciano Mascalzone avait toute sa vie été un vaurien qui vivait de rapines dans le massif du Gargano. Il l’avait payé de quinze années de prison qu’il traversa avec une obsession : posséder Filoména une femme que son statut de vaurien lui interdisait d’approcher. Il quitta heureux la maison en sachant qu’il serait lapidé à la sortie du village. C’est à ce moment qu’on lui dit qu’il avait violé Immacolata, la sœur cadette de Filoména qui elle était morte depuis longtemps. Ce que Luciano ne sut jamais c’est qu’il avait engendré une descendance. Le petit Rocco perdit sa mère peu après sa naissance et les habitants de Montepuccio souhaitèrent sa mort. Le curé le confia à un couple de pêcheurs du village voisin. Le petit garçon y gagna un nouveau nom, Rocco Scorta Mascalzone. Son père avait été un traîne-savate, il devint un brigand qui pillait les fermes et assassinait les carabiniers qui le pourchassaient.
Tout est possible dans cette région
Magnifique ce second roman de Laurent Gaudé qui lui valut le prix Goncourt 2004 et qui fut aussi le premier pour son éditeur Actes Sud. Le soleil des Scorta c’est l’histoire de cinq générations d’une famille qui ne parviennent pas hormis pour la dernière à quitter leur village des Pouilles. Certains avaient essayé en partant à New York comme beaucoup de crève-la-faim du Sud de l’Italie. Mais la sœur de la fratrie fut refusée par le contrôle sanitaire, et ils revinrent ensemble à leur point de départ. Le roman accorde une place privilégiée aux trois enfants de Rocco, Giuseppe, Domenico alias Mimi, et Carmela que ses frères appelaient Miuccia. Ils furent les premiers à être acceptés à Montepuccio parce que leur père avait fait d’eux des pauvres en transmettant sa fortune à l’Église. Certes les habitants des Pouilles respectaient ceux qui s’étaient enrichis, mais ils ne faisaient pas partie du même monde. Dans les villages écrasés par le soleil, où la terre et la mer fournissaient à peine de quoi vivre, on se contentait de peu. Des tranches de pain frottées de tomates, d’huile d’olive et de sel, des orecchiette baignant dans une sauce tomate épaisse. On pratiquait la contrebande pour mettre un peu d’huile dans les pâtes, et pour alimenter le bureau de tabac chèrement acquis par les Scorta. Pour survivre on se serrait les coudes, on s’entraidait car comme le disait Domenico à son neveu Elia : « Tu n’es rien Elia. Ni moi non plus. C’est la famille qui compte. ». Il y a beaucoup d’amour dans la plume de Laurent Gaudé pour les personnages de son roman, assurément parce qu’il a résidé dans les Pouilles d’où sa femme est originaire. Alors suivez-le et vous découvrirez que tout est possible dans cette région. Un âne qui fume, des villageois qui refusent d’abandonner un commerçant qui vient de fermer boutique. Et des festins familiaux où vous verrez défiler avec bonheur et gourmandise pour les seuls antipasti : « des moules grosses comme le pouce, farcies avec un mélange à base d’œufs, de mie de pain et de fromage. Des anchois marinés dont la chair était ferme et fondait sous la langue. Des pointes de poulpes. Une salade de tomates et de chicorée. Quelques fines tranches d’aubergine grillées. Des anchois frits ». Avant d’attaquer les troccoli à l’encre de seiche et le risotto aux fruits de mer, puis les bars, les dorades, les calamars frits, les crevettes roses et les langoustines. Encore heureux qu’il y eût du limoncello et de l’alcool de laurier pour survivre à la fin du repas.
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