Surbooké

Le blog de Laurent Bisault

Alpinistes de Staline, Cédric Gras, Éditions Stock

Déc 18, 2023 #Stock

Trois cent cinquante pages d’instruction, c’est le dossier des frères Abakalov qu’a consulté Cédric Gras à Moscou aux archives fédérales russes. Des données rassemblées par le KGB dans lesquelles il espère découvrir pourquoi Vitali Abakalov a été victime de la Grande Terreur, et s’il a livré son propre frère Evgueni Abakalov le conquérant héroïque du vertigineux pic Staline. Pourtant ce n’est pas à Moscou qu’il fallait débuter l’enquête, mais dans le pays où les deux frangins étaient nés et où ils avaient grandi : en Sibérie. L’histoire débute en 1920 à Krasnoïarsk quand les Bolcheviks débarquent dans la maison d’Ivan Abakalov un riche commerçant. Ils l’arrêtent ainsi que ses deux neveux orphelins, Vitali et Evgueni quatorze ans et treize ans, qui ont tenté de s’interposer. Heureusement la femme d’Ivan parvient à récupérer les garçons, et second miracle le commerçant sera par la suite amnistié. C’est non loin de leur domicile, sur les rochers des Stolby, que les frères Abakalov s’initient à l’alpinisme. En 1925 ils partent étudier à Moscou, Vitali à la faculté de mécanique, Evgueni à l’Institut des beaux-arts. La Révolution est en marche, il convient d’y adhérer.

Il y a aussi dans le coin le pic du Guépéou

Six années après, ils ont vingt-cinq et vingt-quatre ans, ils débarquent dans le Caucase en compagnie de Valentina la fiancée de Vitali. Ascension de leur premier 5 000, et découverte des glaciers quasiment sans matériel. En 1933 le pouvoir soviétique monte une expédition dans le Pamir pour conquérir le plus haut sommet de l’URSS, le nouvellement nommé pic Staline haut de 7 600 mètres. L’imagination des maîtres de la patrie semble limitée pour baptiser les montagnes puisqu’il y a aussi dans le coin le pic du Guépéou. Evgueni est de l’expédition, pas Vitali sans que l’on sache pourquoi. Le 3 septembre Evgueni atteint le sommet, ses compagnons ayant renoncé à le suivre vaincus par une météo apocalyptique. Mais l’essentiel est atteint, la mission d’État a été remplie. L’année suivante c’est Vitali qui atteint le sommet du pic Lénine à 7 134 mètres d’altitude. Ensuite comme il faut nourrir la révolution industrielle, Vitali participe à de la prospection minière en Ouzbékistan. Puis il emmène des troupes dans le Pamir, portant lui-même au sommet le buste du camarade Staline. Mais en 1936 c’est le drame. Les frères Abakalov partent à l’assaut du Kahn Tengri haut de plus de 7 000 mètres entre la Kirghizie et la Chine. Ce n’est pas une expédition officielle, ce qui est contraire à la conception soviétique de l’alpinisme. Les grimpeurs sont atteints de graves engelures, la gangrène s’annonce. L’alpiniste suisse Lorenz Saladin décède en tombant du cheval qui le portait au bas de la descente. Vitali perd sept phalanges et un morceau de pied, il est officiellement invalide. L’entente entre les deux frères se brise car Vitali reproche à Evgueni l’impréparation de l’expédition.

Les frères Abakalov étaient des explorateurs « qui ouvraient la voie au progrès »

C’est autant un livre d’histoire sur la période stalinienne qu’une biographie des deux plus grands grimpeurs de l’ère soviétique que nous propose Cédric Gras. Les deux aspects de son livre, couronné du prix Albert-Londres 2020, sont de toute façon indissociables tant les dirigeants communistes considéraient que l’alpinisme était un domaine qu’ils devaient régenter. Pour eux les frères Abakalov étaient des explorateurs « qui ouvraient la voie au progrès ». Rien à voir avec la conception du grimpeur français Lionel Terray exposée dans Les conquérants de l’inutile. C’est pour cela que Vitali l’ingénieur a trouvé sa place dans l’histoire de l’alpinisme russe. Et pourtant c’est lui qui a été victime de la terreur stalinienne, pas son frère Evgueni qui était non seulement plus individualiste et en plus un artiste qui dessinait en montagne. Hélas pour Vitali le communisme de Staline n’avait aucune logique. Il dévorait ses élites à l’image du maréchal Toukhatchevski, gloire de la guerre civile, qui fut fusillé comme tant d’autres. Le parti était cannibale, il se dévorait lui-même. Vitali résista toutefois aux tortures, aux interrogatoire, à l’emprisonnement, et fut finalement élargi. Le miracle se poursuivit puisqu’il put grimper à nouveau malgré son statut de handicapé, alors que Evgueni mourut intoxiqué par les émanations d’un chauffe-eau. Seuls les sommets himalayens au-delà des 8 000 mètres manquèrent à leurs palmarès. Parce que les frontières ne s’ouvrirent que tardivement aux alpinistes soviétiques. Au sein de la sphère communiste, ce seront les Chinois qui grimperont ces montagnes. Pour découvrir cette épopée il faut lire Alpinistes de Mao, l’autre livre de Cédric Gras. J’y viendrai.

Qu’en dit Bibliosurf ?
https://www.bibliosurf.com/Alpinistes-de-Staline.html

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