Surbooké

Le blog de Laurent Bisault

Jacaranda, Gaël Faye, Éditions Grasset

Oct 27, 2024 #Grasset

Le passé de la mère de Milan était une porte close. Venancia était arrivée en France en 1973 sans aucune photo, elle ne racontait rien de sa jeunesse à son fils. Elle n’écoutait aucune musique rwandaise et expliquait appartenir à une famille française que seule la couleur de sa peau singularisait. Elle parlait d’ailleurs la langue de son nouveau pays sans accent tout en continuant à s’exprimer en kinyarwanda au téléphone. Milan avait découvert le Rwanda dans les informations télévisées avec des images de mort, de violence et d’exode qui le plongeaient dans des angoisses extrêmes. En ce mois de juillet 1994 le génocide des Tutsi par les Hutus arrivait à son terme. C’est à ce moment que Claude arriva chez eux. Venancia avait présenté le jeune garçon comme son neveu, et elle avait demandé à son fils avec qui il partagerait sa chambre de lui apprendre à parler français. Et quand Milan apprit que Claude devait rester pour toujours, il sut qu’il avait devant lui le petit frère dont il avait tant rêvé. Il faudrait lui faire découvrir la vie de son nouveau pays, soigner sa blessure à la tête, et comprendre pourquoi Claude pleurait la nuit dans son sommeil. Rien de cela n’effrayait Milan tant il aimait se serrer contre le jeune garçon pour dormir. Mais Claude quitta Versailles peu après pour le Rwanda, parce qu’on avait retrouvé une partie de sa famille, et ce fut très douloureux pour Milan. En 1998 il eut seize ans et ses parents divorcèrent. Ce fut l’occasion de changer de rituel de vacances en accompagnant sa mère au Rwanda, où elle n’était plus revenue depuis vingt-cinq ans. Il y rencontra sa famille maternelle ainsi qu’un jeune homme devenu aussi grand que lui : Claude.

Milan consomme avec eux force bières de banane tout en écoutant des musiques européennes et africaines au risque de subir des « diarrhées qui confinent à une expérience métaphysique »

Jacaranda est un très grand livre sur un pays qui tente de revivre après un génocide. Ce second roman de Gaël Faye est encore plus fort que Petit pays qui était déjà une belle réussite. Il montre à ceux qui l’ignoraient la force de la littérature pour aborder les sujets les plus difficiles. Et c’est peu dire que le Rwanda les a accumulés depuis un demi-siècle avec les massacres de 1959, 1961, 1963, 1973 et de 1990. Mais le summum a été atteint en 1994 quand 800 000 personnes moururent en trois mois, dans l’immense majorité des Tutsi tués par des Hutu. Jacaranda c’est l’histoire d’un jeune homme découvrant le pays que sa mère réfugiée en France ne lui a jamais raconté. Et que son père, plus prompt à s’émouvoir en 1994 pour la mort d’Ayrton Senna que pour ce qui s’y passait, avait également éludé devant lui. En arrivant à Kigali Milan le jeune Versaillais est davantage surpris par les conditions de vie de sa grand-mère infirmière que par les séquelles de l’histoire récente du Rwanda. Et pour cause, sur place personne ou presque ne lui en parle. C’est en s’insérant progressivement parmi ceux qui tentent par tous les moyens de revivre, qu’il finira par comprendre. Il lui faut pour cela faire la fête avec Claude, et Sartre un truculent collectionneur de livres et de musiques abandonnés par les Blancs quand ils avaient fui le Rwanda. Alors Milan consomme force bières de banane tout en écoutant des musiques européennes et africaines au risque de subir des « diarrhées qui confinent à une expérience métaphysique ». C’est auprès de Stella une jeune fille rwandaise qui vit avec son arrière-grand-mère Rosalie que Milan découvre ce qui s’est passé. Les massacres perpétués avec l’absolution de l’Église ont atteint les sommets de l’horreur, même si certains Hutu ont eu le courage de s’y opposer.

Il y a pourtant un avenir dans ce pays

C’est ainsi que Milan comprend que personne ne sait vraiment qui a fait quoi dans ce pays. Bien loin d’un lieu de vacances, le Rwanda est un État où l’on vit au milieu de génocidaires, ce qui rend fous ses habitants. Or il a été impossible pour les nouvelles autorités de juger tous les criminels, car cela aurait duré deux cents ans. Alors elles ont imaginé les gacaca, des juridictions populaires qui ont au moins permis de libérer en partie la parole. Pour en comprendre l’importance, il faut se souvenir que les rescapés d’Auschwitz ont énormément souffert de ce qu’on ne voulait pas les écouter. Ce qui avait poussé certains au suicide. Mais les douleurs sont toujours là au Rwanda puisque pendant les commémorations, on voit des rescapés incapables de se contrôler, hurler en revivant leur passé. Il y a pourtant un avenir dans ce pays de collines, nous dit Gaël Faye qui y réside depuis plusieurs années. La jeunesse actuelle, qui en grande partie n’a pas connu les massacres, déborde d’énergie. Et les paysages, du lac Kivu aux merveilleux arbres jacarandas aux couleurs violettes, incitent à espérer. Jacaranda figure dans l’ultime liste du prix Goncourt 2024. Impossible de dire s’il le mérite plus que les trois autres romans encore en course. Mais de toute façon il restera.

Qu’en dit Bibliosurf
https://www.bibliosurf.com/Jacaranda.html

Abonnez-vous pour être averti des nouvelles chroniques !

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *