Trotski et Kissinger, deux archétypes, le Juif révolutionnaire et le Juif impérialiste. Le bolchevik compagnon de Lénine, et le ministre des Affaires étrangères de Nixon qui a dirigé l’escalade militaire américaine au Vietnam ainsi que le putsch de Pinochet au Chili. C’est l’exemple choisi par l’historien Enzo Traverso pour illustrer l’évolution du positionnement politique des Juifs depuis deux siècles. S’il n’en fait pas une loi universelle Traverso explique que les communautés juives, qui ont longtemps été au cœur des pensées critiques du monde occidental, ont globalement changé de camp après la guerre parce que rien n’était plus pareil après la Shoah et la création de l’État d’Israël. Même si dans les années 1960-1970 les débats de la direction de la Ligue communiste révolutionnaire auraient encore pu se tenir en yiddish, s’il n’y avait eu parmi eux un Sépharade. Avant il y eut Spinoza, Marx, Freud et Rosa Luxemburg, qui tous avaient bousculé les ordres établis. Après ce furent plutôt Raymond Aron, de nombreux collaborateurs de George W. Bush, et Ariel Sharon. Avant les Juifs résidaient principalement en Europe avec une grande diversité de statuts, mais jamais à égalité avec ceux qu’ils côtoyaient. Après le centre de gravité des communautés s’est déplacé vers les États-Unis et Israël. Avant les Juifs même intégrés de longue date couraient après une égalité inaccessible. Après les discours antisémites n’ont plus été supportés. Le livre de Traverso paru en 2013 n’est pas un ouvrage écrit en réponse à l’actualité, il se consacre au temps long. Son ouvrage propose pourtant bien des clefs pour répondre à la question que je ne cesse de me poser : comment expliquer les changements politiques intervenus dans la communauté juive française depuis quelques années. Il fut un temps où il était impossible d’imaginer une alliance politique entre l’Extrême droite et des représentants des Juifs de France. L’histoire s’y opposait, de la Shoah au rejet de l’étranger qui a toujours caractérisé l’Extrême droite. Mais en 2024 l’historien « chasseur de nazis » Serge Klarsfeld a déclaré qu’il voterait sans hésitation pour le Rassemblement national en cas de duel avec le Nouveau Front populaire. Et les représentants de ce parti n’hésitent plus à se proclamer meilleurs défenseurs des Juifs sans susciter les réactions que mériterait une telle ineptie.
Cette forme de la « modernité juive » se caractérisait par une intégration socio-économique, une assimilation culturelle, et une exclusion politique
Les mouvements migratoires au XIXe siècle ont considérablement modifié la vie des Juifs européens. Les plus importants les ont poussés à s’installer aux États-Unis, un million de Juifs ayant quitté principalement l’Empire tsariste et la Roumanie de 1880 à la Grande Guerre. Au sein du continent européen, attisées par les révolutions industrielles, les migrations ont permis à 200 000 Juifs d’habiter à Vienne avant la Première guerre mondiale alors qu’ils n’étaient que 2 000 en 1850. Leur nombre a augmenté dans des proportions comparables à Berlin, Prague ou Cracovie. Ce faisant ils ont abandonné le yiddish, tels Franz Kafka et le prix Nobel de littérature Elias Canetti, qui tous les deux écrivaient en allemand. Plutôt membres de la classe moyenne, exclus de la Fonction publique, ces communautés juives autrichiennes et allemandes ont trouvé dans la culture une voie privilégiée de reconnaissance. Elles n’ont pour autant jamais été reconnues comme faisant partie du peuple allemand. Cette forme de la « modernité juive » se caractérisait ainsi par une intégration socio-économique, une assimilation culturelle, et une exclusion politique. Dans l’Empire tsariste, la modernité juive était celle des Juifs parias, notamment en raison de l’antisémitisme d’État. Elle était faite d’exclusions sociale, politique et culturelle. C’est pourquoi contrairement à ce qui se passait en Allemagne, on y constatait une renaissance de la langue et de la culture yiddish. En France, en Grande-Bretagne et en Italie, la modernité juive était celle des Juifs d’État parvenus dans les plus hauts postes de l’administration. Elle a en France toujours été attachée aux institutions républicaines et le plus souvent du côté du « progrès ».
Le conflit israélo-palestinien a déclenché une nouvelle forme d’antisémitisme
Après la seconde guerre mondiale rien ne fut plus pareil. L’intégration de l’Holocauste dans la mémoire européenne a rendu insupportables les déclarations antisémites. Six millions de morts et des siècles de persécutions l’interdisaient. Ce n’est pas qu’elles aient toutes disparu, Pierre Mendès France en a été victime à l’Assemblée nationale de la part de Pierre Poujade, mais elles étaient rarissimes. L’affaire DSK n’en a pas suscité en 2012 alors qu’elle eut un retentissement mondial. Et qu’elle réunissait tous les archétypes des discours antisémites d’avant-guerre : un Juif exerçant un pouvoir sauvé de la prison grâce à des sommes d’argent monumentales. En comparaison on peut se souvenir ce qu’avait enduré Léon Blum. Le conflit israélo-palestinien a déclenché une nouvelle forme d’antisémitisme dont la large diffusion des Protocoles des sages de Sion en langue arabe est une illustration. Associé aux vieux stéréotypes des Juifs et de l’argent ou des Juifs au pouvoir, cela s’est parfois traduit par des crimes horribles dans certaines banlieues comme celui d’Ilan Halimi en février 2006. Ou pire encore par les meurtres de Mohamed Mera en mars 2012. Enzo Traverso affirme qu’on ne peut expliquer ces assassinats par l’acculturation et la misère sociale des banlieues parce que les Beurs, qui avaient marché en 1983, avaient eu une existence encore plus dure. Sans jamais excuser ces crimes, Enzo Traverso y voit les conséquences des multiples défaites des idéologies nées de la décolonisation comme le panarabisme, l’anti-impérialisme et le socialisme. Et de l’incapacité des démocraties européennes à intégrer l’immigration postcoloniale. La défense systématique d’Israël par les représentants de la communauté juive, à l’instar de ce que firent de nombreux communistes vis-à-vis de l’URSS, n’a rien arrangé. Rappelons que cela ne fut pas toujours le cas, et que Primo Levi avait en 1982 traité Menahem Begin de fasciste. Vingt années après Claude Lanzmann, l’auteur de Shoah, accusait d’antisémitisme les opposants à l’intervention en Afghanistan dans Le Monde. Depuis peu cette accusation est devenue la pire des insultes et un mode de communication politique.
Les Juifs allaient désormais vivre enfermés dans des frontières constamment menacées
Pour comprendre comment se sont développées les oppositions entre Juifs et Arabes il faut obligatoirement remonter à la création de l’État d’Israël. Pour de nombreux pays européens, contribuer à créer un refuge pour les rescapés des camps a été un moyen de se laver des crimes antisémites. En dehors du Royaume-Uni la plupart l’approuvèrent, et les Soviétiques fournirent même des armes aux Israéliens en 1948 lors de leurs combats contre les Arabes. En dépit de la légitimité de ce nouvel État, il ne s’agissait pas comme l’ont dit certains de trouver « Une terre sans peuple pour un peuple sans terre » car la Palestine n’était pas qu’un désert de sable. Comme l’avait écrit Hannah Arendt en 1948, les Juifs allaient désormais vivre enfermés dans des frontières constamment menacées. Pour avoir nié la manière dont ont été expulsés les Palestiniens, pour n’avoir pas voulu ou pas réussi à construire un accord avec eux, les conflits se sont multipliés jusqu’à ce qui se passe actuellement à Gaza et en Cisjordanie. Au point qu’on peut se demander si dans quelques années, le conflit israélo-palestinien n’aura pas été résolu de la pire des façons, la mort ou l’exil. Les Extrêmes droites européennes s’en sont emparées en troquant leur ancienne haine du Juif contre le rejet de l’immigré. De la France à l’Italie et l’Allemagne, elles ne sont plus antisémites mais anti-immigrés et anti-musulmans. Le changement n’est pas aussi violent que cela : dans les deux cas on rejette l’autre en évoquant sa religion, son origine et pour les hommes leur barbe. En Europe centrale où il n’y a plus de Juifs on peut au moins en appeler à la peur des migrants qui transitent. De toute façon s’attaquer aux Juifs ne paye plus, le fantôme de la Shoah nous l’interdit, et de cela il faut se réjouir.
Évoquer la Shoah est devenu un moyen de discréditer ses adversaires
Or la politique d’expansion israélienne semble avoir choisi une voie sans retour : celle de repousser toujours plus les frontières d’Israël. Une stratégie qui interdit tout espoir de créer un État palestinien. Et parce que le conflit israélo-palestinien semble être désormais l’élément essentiel du positionnement politique des institutions juives française, cela les a amenées à s’opposer à ceux qui s’attaquent à l’action de Netanyahou. En France il s’agit en premier lieu de la France insoumise. Pour les discréditer rien de mieux que de les traiter d’antisémites. Enzo Traverso explique que la mémoire de l’Holocauste a été utilisée pour tout et n’importe quoi. André Glucksmann l’a évoquée pour justifier son soutien à Sarkozy en 2007. Des défenseurs de l’invasion américaine en Irak comme Dick Cheney ou Sivio Berlusconi ont assisté au premier rang à la commémoration de la célébration d’Auschwitz en 2005. Évoquer la Shoah est devenu un moyen de discréditer ses adversaires sans qu’ils puissent répondre. Libre à chacun de choisir le parti qui lui plaît. Mais agir de la sorte banalise ce qu’ont enduré des millions de personnes. Rien ne justifie la chasse aux Juifs organisée le 07 novembre 2024 dans les rues d’Amsterdam. Pour autant en ignorer le contexte et comparer cet événement à la Nuit de cristal n’a aucun sens. Le 26 juillet 1992 commémorant le cinquantième anniversaire de la rafle du Vel d’Hiv, François Mitterrand s’était fait huer par des manifestants. Cela leur avait valu une réplique tonitruante de Robert Badinter qui s’était écrié : « Vous m’avez fait honte ! Vous m’avez fait honte en pensant à ce qui s’est passé là. ». On ne joue pas avec ces souvenirs.
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