Ça se passe dans un groupe d’immeubles minables sans eau courante entre la Cent Treizième rue et la Huitième avenue à Harlem. T-Bone n’a rien à manger, il regarde la télé dans la cuisine avec Tang sa bonne femme. Pour gagner un peu d’argent il tente de l’envoyer tapiner à Central Park où traînent les Blancs. Tang a été belle, son corps évoquait les extases des nègres, il est désormais usé par le vice, la misère et la faim. Soudainement un coursier tambourine à la porte et exhibe un paquet envoyé par un fleuriste. Mais il ne contient rien qui pourrait rendre hommage à Mr T-Bone Smith, qui pourtant s’estime tellement au lit avec son manche qu’il prend pour de l’uranium pur. En ouvrant le colis il découvre à l’intérieur un fusil automatique, ainsi qu’une consigne que Tang lit à son mac illettré. On lui demande d’apprendre le maniement de l’arme, d’attendre les instructions sans prévenir la police, la liberté est au bout ! C’est un M14, l’arme de guerre qu’il a utilisée en Corée. C’est pour le soulèvement annonce fièrement Tang. Elle le voit déjà zigouiller un poulet blanc, le ratatiner, l’étaler, ce qui lui ferait sortir la merde de son trou du cul. T-Bone n’en veut pas, il a déjà vu les Asiatiques tuer les Noirs comme des mouches avec cette arme. Mais Tang ne supporte plus de vendre sa chatte aux p’tits blancs, alors elle s’empare du fusil et le met en joue. « T’as encore écouté cette merde de Pouvoir noir à la con, ces Panthères noires et toutes ces foutaises » lui dit T-Bone. Il arrache le fusil qui n’est pas chargé, sort son couteau, et la taillade jusqu’à ce qu’elle se ratatine morte sur le sol couvert de sang.
Ça embaume les aisselles pas lavées, le vagin malpropre, le sperme décomposé
Deux inspecteurs noirs Fossoyeur Jones et Ed Cercueil Johnson sont envoyés sur les lieux où ils trouvent T-Bone camé à mort. L’interrogatoire est bref, et dès que Fossoyeur comprend qu’il a devant lui un salaud, meurtrier d’une femme qui cherchait sa liberté, il le tue d’un coup de crosse. Sa version officielle est toute trouvée : il a agi pour se défendre d’un homme qui l’attaquait avec son couteau. Ça lui vaudra une suspension en attendant le conseil de discipline. Quand Pan et Van deux policiers blonds sont abattus au volant de leur voiture par un Noir à Harlem, la panique s’empare du quartier. Les habitants sont pourtant habitués à vivre à la dure. Surtout l’été quand la chaleur torride et plus encore la puanteur recouvrent tout. Ça schlingue les rats, les chats, les chiens crevés, dont les cadavres sont parfois tellement décomposés qu’aucun animal n’en voudrait. Ça empeste la vermine dans les murs, le saindoux, la marmelade d’orteils. Ça embaume les aisselles pas lavées, le vagin malpropre, le sperme décomposé. Mais lorsque les renforts policiers déboulent, tout le monde sait ce qui va se passer. Alors que l’usage pousse les hommes à dessiner sur les murs des sexes démesurés, les leurs ressemblent désormais à un bois d’allumette flanqué de deux cacahuètes. Ils ont raison d’avoir peur parce que la police new-yorkaise ne peut admettre que l’on abatte ses agents en pleine rue. Et puisque les armes de poing et les fusils d’assaut ne suffisent à faire taire l’arme automatique du tireur, c’est un tank qui est envoyé faire le boulot. Quant aux habitants terrorisés qui tentent de fuir le champ de bataille, ils sont consciencieusement abattus par les policiers blancs. Le bilan de la tuerie est profondément déséquilibré : cinq morts chez les policiers blancs, cinquante-neuf chez les Noirs. Quant au fusil qui avait tout déclenché, il était identique à celui trouvé chez T-Bone.
Plan B, B pour Black
C’est un roman Noir, très Noir, peut-être le plus Noir qu’ait écrit Chester Himes. C’est le neuvième et dernier consacré à son célèbre binôme, constitué de Ed Cercueil et Fossoyeur Jones qui avaient débarqué dans son œuvre via La Reine des pommes en 1957. C’est un livre que Himes n’a pas terminé et dont les vingt dernières pages ont été écrites selon les indications qu’il avait laissées. C’est une histoire qui n’est à aucun moment datée, mais dont l’éditeur nous dit qu’elle a été rédigée en 1969, à la grande époque des Panthères noires et des Musulmans noirs. Plan B, B pour Black, est un récit apocalyptique d’une guerre entre les Blancs et les Noirs qui embrase toute l’Amérique. Qui fait remonter à la surface le conflit issu de l’esclavage imposé par les Blancs aux Noirs. Un siècle après la Guerre de Sécession, les descendants des Anglais et des autres Européens considèrent encore les Noirs comme des incapables, des ignares, néanmoins indispensables dans leur cuisine et leur jardin. Ils les associent toujours aux mêmes phantasmes sexuels, telle cette femme de milliardaire qui s’écrie après avoir couché avec celui qu’elle désirait : «Oh , frappe-moi, mon beau nègre noir ! Frappe, viole-moi ! ». Face à eux une partie de la communauté noire s’est jetée dans la violence armée. Mais le combat s’avère inégal, car que peut un tireur isolé, même avec un fusil de guerre, face à un véhicule blindé ? C’est pourquoi le conflit ravive les fondamentaux avec une scène de lynchage à Central Park.
Pourtant celui qui a orchestré la révolte noire n’est pas loin
Le grand malheur des Blancs, au-delà de leurs morts, est qu’ils ne comprennent pas ce qui se passe. Ils ne peuvent imaginer une révolte noire parce qu’ils réfutent l’idée d’une ségrégation. Alors devant leur impuissance, certains imaginent des mini-bombes atomiques, dont l’explosion ne libérerait aucune radioactivité, que les policiers auraient dans leurs poches aux côtés d’une matraque et d’un plan de la ville. Pourtant celui qui a orchestré la révolte noire n’est pas loin. Les autorités blanches l’ont même eu sous la main pendant son emprisonnement. Il était passé par une structure des Black Panthers, qu’il avait jugée trop lente, et qui motiva la création de sa propre organisation. Dans la vraie vie, le mouvement révolutionnaire de libération afro-américain n’en voulut pas à Chester Himes puisqu’il fit savoir tout le bien qu’il pensait de Plan B. Ils auraient toutefois pu ajouter, eux qui avaient fortement féminisé leur mouvement, que l’écrivain avait encore des progrès à accomplir. Parce que quand une scène de viol s’arrête à la sixième séquence, ce n’est pas parce que la victime est morte. C’est uniquement parce que les hommes n’ont plus rien dans les burettes. Alors que la femme en veut encore…
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