Il a trop honte. Honte de son arabe haché, de son accent ridicule, de son vocabulaire qui ne dépasse pas la liste des courses. Mais il comprend cette langue que parlent à côté de lui deux personnes dans le train qui les conduit à Brive-la-Gaillarde. Ses deux voisins sont libanais et Nabil Wakim l’est en partie. Il est né au pays du cèdre, puis s’est installé en France à l’âge de quatre ans avec sa famille. Mais aujourd’hui il ne maîtrise plus sa langue maternelle. Pour l’excuser on pourrait dire que l’humeur du temps ne le pousse pas à parler l’arabe. C’est du moins ce que prétend l’historien autoproclamé Laurànt Deutsch qui affirme qu’il ne sert à rien de l’apprendre à l’école, parce qu’il y a plus de 600 mots arabes dans la langue française. Pendant longtemps Nabil Wakim, aujourd’hui journaliste au Monde, a détesté ses vacances familiales au Liban dont il ne sauvait que le houmous et le knéfé une pâtisserie faite de fromage, de beurre et d’amandes. Et de sucre, forcément de sucre. Parce que pour le reste à chaque fois qu’il y retournait, on lui reprochait d’avoir abandonné sa langue de naissance. Nabil Wakim n’est pas un cas isolé. Karim Risouli qu’il a côtoyé pendant des études de journalisme connaît les mêmes difficultés. Nabil Wakim souhaite depuis longtemps réinvestir sa langue d’origine, mais il ne l’a toujours pas fait. Réfléchir à une transmission à sa fille l’amène à se demander si son père ne parlait pas à ses enfants en français pour se libérer de son histoire et de sa famille. De toute façon son père ne voyait pas d’utilité sociale à parler arabe au contraire du français qui lui avait été indispensable pour son ascension sociale. La mère de Nabil parlait l’arabe à la maison, mais uniquement dans le cadre des tâches domestiques. Pour le reste elle s’exprimait en français.
Il y a moins d’élèves qui étudient cette langue que le russe
En partant de son expérience personnelle, Nabil Wakim a mené une enquête passionnante sur les obstacles à la diffusion de l’arabe en France. Parce que ce grand barbu que vous avez sans doute entendu parler énergie, se sent autant arabe que français. Mais rien n’y fait, alors qu’il a appris l’anglais et le castillan, il ne maîtrise plus la langue de ses grands-mères. S’il voulait se rassurer, il pourrait se dire que son cas est commun. Les enquêtes « Trajectoires et origines » de l’Institut national des études démographiques (Ined), ont en effet montré que les familles arabophones figurent parmi celles qui lèguent le moins leur langue à leurs enfants. Pour l’expliquer il faut énumérer des causes qui tiennent à son mode d’enseignement, à son statut dans la société, et à ses relations avec l’islam. La place de l’arabe au sein de l’Éducation nationale est restreinte. Il y a moins d’élèves qui y étudient cette langue que le russe. Inscrire ses enfants à des cours d’arabe tend en plus à les laisser dans des établissements défavorisés. Pour les en sortir, mieux vaut les orienter vers l’allemand ou le latin. Quant à imaginer des parents défilant pour l’ouverture de classes d’arabe, on sait ce que cela susciterait. Surtout si des hommes barbus et des femmes voilées s’y associaient. L’arabe est en plus rejeté par l’institution publique. C’est ce qu’ont affirmé la quasi-totalité des professeurs d’arabe que Nabil Wakim a interrogés.
L’enseignement de l’arabe est bloqué par des campagnes haineuses
« Les langues valent ce qu’elles valent socialement » avait dit Pierre Bourdieu. Or beaucoup d’élèves ne souhaitent pas que leurs parents leur parlent en arabe devant une école. Et de nombreux adultes le refusent de peur d’être pris pour un immigré qui ne voudrait pas s’assimiler. Même donner un prénom arabe à un enfant n’est pas neutre. Nabil Wakim et son épouse ont ainsi appelé leur fille Mona pour éluder cette difficulté. À défaut d’inscrire leurs enfants en cours d’arabe à l’école, des parents se sont reportés sur ceux de la mosquée. Mais faute de moyens ces structures ne disposent que de rares enseignants correctement formés. Elles ont de plus souvent fait le choix d’une langue liée au Coran, c’est-à-dire à un arabe littéraire du VIIe siècle. Elle est différente de l’arabe parlé aujourd’hui au Maghreb ou au Liban et peu compréhensible par ceux qui en viennent. Mieux vaudrait privilégier l’idiome des chaînes satellitaires du Golfe, qui a été conçu pour être accessible. L’enseignement de l’arabe est aussi bloqué par des campagnes haineuses de la droite et de l’extrême droite qui le dénoncent comme une tentative d’islamisation de la France. Comme celles dont Najat Vallaud-Bellkacem a été victime quand elle était ministre de l’Éducation nationale. Pourtant cette langue est vivante. Elle a enrichi le français depuis longtemps avec des mots comme zaatar, alcool, jupe, coton ou sofa. Et plus récemment avec kiffer, merguez, oualou (rien du tout), wesh (quoi en dialecte algérien) et zbeul pour foutre le bordel. Elle va continuer à le faire, n’en déplaise à Laurànt Deutsch. Il a pas fini d’avoir le seum le facho.
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