Il attend ce moment depuis longtemps. Younes Cherkaoui vient d’avoir vingt-trois ans. Le gardien lui pose le bracelet électronique et lui annonce qu’il est libre. Serge Bailleul se réveille au huitième étage d’une tour située sur la colline de Romainville. Il s’est endormi habillé, il n’a rien à se mettre avant d’aller retrouver son patron. En bas de chez lui sa Vespa l’attend penchée sur la béquille. Vincent Sénéchal dirige Panam’Express, la boîte de coursiers qui fait bosser Serge. Quand Younes rentre dans la boutique, Sénéchal grimace. Younes est un ancien employé qui vient chercher du travail parce que tel est le deal passé avec la justice. Condamné a dix-huit mois de prison, il a trente jours pour trouver du taf. Il doit aussi rentrer tous les soirs chez sa mère. Pour forcer la décision de Sénéchal, Younes lui rappelle qu’il n’a jamais raconté aux flics que son patron le faisait bosser cinquante heures par semaine. Younes et Serge se connaissent depuis longtemps. Cela remonte au jour où le maire de Bobigny avait inauguré un terrain de pétanque surmonté d’une fresque monumentale commandée à un artiste biélorusse. Younes avait huit ans et Serge sept, ils habitaient cité Berlioz, un lieu qui émerveillait ceux qui y avaient découvert le confort, mais qui s’était peu à peu transformé en usine à conflits ethniques. Une quinzaine d’années après, les retrouvailles des deux anciens amis se passent mal. Serge en colle une à Younes, et lui en aurait mis une deuxième si Marcel un autre coursier ne s’était pas interposé. À défaut Serge hurle à Younes : « Dix-neuf points de suture. T’as déjà pris un coup de chaîne de vélo. Tu veux savoir ce que ça fait ? ».
Quitter Berlioz est avant tout l’histoire d’une amitié entre deux gamins
Quitter Berlioz a reçu le prix Georges Brassens 2025, qui récompense un livre paru dans l’année, dont l’esprit et le style rappellent ceux du chanteur sétois. Je ne suis pas sûr de retrouver la bonhomie du grand Georges dans le roman d’Emmanuel Flesch. Mais ce qui est certain c’est qu’à peine commencé, vous savez que vous terminerez ce bouquin. Parce que des romans noirs d’une telle tenue, on n’en croise pas souvent. Quitter Berlioz c’est une description forte du lumpenprolétariat qui succéda à celui des cols bleus des usines. Le père de Younes s’était tué dans les mines de Lorraine, puis dans l’usine Citroën d’Aulnay-sous-Bois. Celui de Serge chez Marchal à Pantin en assemblant des phares. Ils y avaient laissé leur santé et leur fierté. Seule différence entre les deux anciens ouvriers, le Français avait en plus sombré dans l’alcool. Leurs fils ne sont guère mieux traités par le patron de la PME qui les emploie. Leurs heures supplémentaires ne sont pas payées, et les dangers de la circulation parisienne les exposent à terme à un accident. Pour autant Quitter Berlioz est avant tout l’histoire d’une amitié entre deux gamins. Les copains d’abord aurait dit Brassens. Malheureusement pour les deux amis du 9-3, ils ne sont pas nés avec les bonnes cartes en main. Serge a hérité de l’analphabétisme de son père. Et si Younes a un temps été un élève brillant, ses résultats scolaires ont plongé à l’approche du bac. Difficile de se motiver quand son grand frère sombre dans l’héroïne. Ils savent tous les deux qu’ils devraient quitter Berlioz. Mais même en rencontrant l’amour comme le vit Younes avec Vanessa, on ne fait pas toujours ce que l’on veut.
Abonnez-vous pour être averti des nouvelles chroniques !