Surbooké

Le blog de Laurent Bisault

Quand l’Insee entre en campagne

Avr 30, 2021

Bonne nouvelle. L’Insee s’intéresse à nouveau au monde rural et il faut s’en féliciter parce que l’Institut de la statistique revient de loin. Je vous explique pourquoi. Il existe depuis longtemps un partage des tâches implicite entre les services statistiques des ministères et l’Insee. Au ministère de l’Agriculture de s’occuper du labourage et du pâturage, les deux mamelles chères à Sully. À l’Insee de produire et diffuser de l’information sur les territoires. Quand on parle du rural, il s’agit bien plus que de la production agricole, c’est donc à l’Insee de s’y coller. C’est ce qu’a fait pendant longtemps l’Institut en donnant une définition du concept, sans pour autant beaucoup s’investir sur le sujet. Le tableau se détériore encore un peu plus en 2010 avec l’introduction d’un nouveau découpage territorial qui s’appuie à la fois sur les unités urbaines et les aires urbaines. Les unités urbaines sont construites sur la continuité du bâti et la population. Les aires urbaines s’étendent au-delà des unités urbaines, et incorporent en plus les communes dont au moins 40 % de la population ayant un emploi travaillent dans l’unité urbaine ou dans une commune attirée. Côté unités urbaines, le rural se définit par complément, c’est-à-dire par tout ce qui se trouve en dehors des unités. Côté aires urbaines le rural disparaît des radars car on ne sait plus le situer. Il est assurément à l’extérieur des aires urbaines, mais aussi en partie dans les couronnes urbaines qui sont parfois éloignées de plus de 50 kilomètres du centre des aires. Mais faute de données on est contraint d’assimiler les territoires ruraux aux seules communes extérieures aux aires. Ce qui donne deux estimations très différentes : 22 % de population rurale issue des unités urbaines en 2017 et moins de 5 % pour les seules communes isolées (Bouba-Olga, 2021).

Vous vouliez du rural on vous en donne

L’écart est tellement important qu’il signifie avant tout que l’Insee se désintéresse du sujet. Les aires urbaines ont été conçues pour décrire l’organisation urbaine de la France et pas davantage. De fait le mot rural disparaît des publications de l’Insee pendant un bon paquet d’années. En 2020 l’Insee revoit ses définitions pour faciliter les comparaisons européennes, les aires urbaines cédant la place aux aires d’attraction des villes. Ça ne change pas beaucoup la place du rural dont le poids démographique passe pour l’année 2017 à 21 % dans l’optique des unités urbaines et à 7 % dans celle des aires d’attraction (Bouba-Olga,2021). Mais comme le thème de la ruralité est revenu sur le devant de la scène, notamment pendant la crise sanitaire, l’Insee est prié de revoir sa copie. Ce qui est fait dans le cadre d’un groupe de travail validé par le comité interministériel des Ruralités du 14 novembre 2020. La nouvelle définition du rural s’appuie désormais sur une grille de densité des populations. Sont donc dites rurales les communes peu ou très peu denses. Ce qui donne 33 % de population rurale en 2017. Vous vouliez du rural, on vous en donne. Et on attend aussi l’explication d’une telle révision.

La ruralité c’est aussi le domaine de la nature face aux pollutions urbaines

À l’aune de ce nouveau concept on peut relire certaines publications de l’Insee qui nous parlaient de la France rurale sans le dire, comme celle intitulée « Une croissance démographique marquée dans les espaces peu denses ». (Vincent Vallès,2019). On y apprend que la population augmente en continu depuis 1975 dans les communes peu denses, et même plus vite que dans les communes de densité intermédiaire ou très denses. Et qu’elle progresse également, sauf de 1975 à 1990, dans les communes très peu denses. Le rural aurait donc la cote sans qu’on nous le dise ? Non nous répond Vincent Vallès, il ne s’agit pas de cela. Le succès de ces territoires s’explique surtout par l’étalement urbain. La croissance des communes peu ou très peu denses est d’autant plus forte qu’elles sont proches des villes. Quand on s’en éloigne la population stagne ou diminue. Pour comprendre s’il y a d’autres explications, il convient donc de réfléchir à ce qui fait la spécificité du monde rural. Et les points de vue ne manquent pas. Les historiens l’ont longtemps assimilé à la France agricole. C’est ce que développe Georges Duby dans son Histoire de la France rurale. Le monde rural est parfois présenté comme celui d’une vieille activité, l’agriculture, face aux villes dont la croissance s’est faite entre industries et services. Une opposition entre l’archaïsme et la modernité, voire de la rudesse des comportements du rural et de l’urbanité au sens de la civilité. Mais la ruralité c’est aussi le domaine de la nature face aux pollutions urbaines même si certains sociologues hétérodoxes réfutent ce point de vue (ici).

L’industrie y a toujours sa place

Il y a probablement un peu de tout cela, le monde rural étant multiple. S’il est encore celui de l’agriculture, l’emploi agricole y est aujourd’hui minoritaire y compris là où il était le plus fort (Bisault,2020). L’industrie y a toujours sa place, a minima l’agroalimentaire et les scieries, mais parfois d’autres industries. Celle du pneumatique avec Michelin à Blavosy (Haute-Loire), la métallurgie d’Aubert-Duval aux Ancizes (Puy-de-Dôme) ou encore le textile d’Éminence dans les Cévennes. Pour mieux appréhender les territoires ruraux, l’Insee a choisi de croiser les densités de population et les aires d’attraction des villes. Cela donne quatre catégories de territoires ruraux qui sont détaillés dans un grand nombre de publications sorties le 29 avril 2021. Ceux qui sont sous forte ou sous faible influence urbaine, et les territoires autonomes peu denses ou très peu denses. Cela revient à réintroduire un découpage territorial qui s’appuie sur les déplacements domicile-travail. Or les migrations pendulaires sont mal adaptées à caractériser les territoires ruraux qui sont souvent vieillissants. Soit parce que les jeunes sont partis travailler ailleurs, soit parce que des retraités sont venus y vivre. De fait avec très peu d’actifs, certains territoires ruraux sont moins sous l’influence des villes que ne le laisse penser la grille d’analyse de l’Insee. Il reste donc à en trouver une mieux à même de d’écrire la diversité du monde rural. Le rural dont la population augmente avec l’étalement urbain, celui qui vieillit faute de naissances et d’arrivées, le rural qui se développe avec des retraités, celui qui revit une partie de l’année avec ses résidences secondaires et le tourisme. Celui qui souffre de la fin de ses vieilles industries décrit dans Ceux qui restent de Benoît Coquard. Celui qui bénéficie d’une agriculture florissante, et tous les autres. Pour mieux les connaître on souhaiterait disposer de davantage que les soldes démographiques. Savoir qui s’y installe, qui s’en va, qui sont ceux qui y résident. Étudier si le rural se conjugue systématiquement avec l’agriculture, détailler l’occupation des sols. Découvrir quels sont les liens de ces territoires avec les villes. Connaître les besoins insatisfaits des habitants. Mesurer suite aux travaux de Claudia Senik, Yann Algan et Clément Malgouyres l’ampleur des pertes d’emplois, de la disparition des services publics, des commerces de proximité, et des baisses des prix de l’immobilier. Analyser l’âge de départ des jeunes contraints d’aller étudier ailleurs. En publiant une analyse sur un siècle de bâti et de paysages (Himpens,Poulhes, Sémécurbe,2021) l’Insee a fait un premier pas. L’édition 2021 de La France et ses territoires apporte d’autres informations. Il va falloir encore du temps pour creuser ce sillon.

Bibliographie

Bouba-Olga O. (2021). Qu’est ce que le « rural » ? Analyse des nouveaux zonages. DITP, Pôle Datar, Région Nouvelle -Aquitaine, mars 2021
https://territoires.nouvelle-aquitaine.fr/sites/default/files/2021-03/note_d%C3%A9finition_rural.pdf

Vallès V. (2019). « Une croissance démographique marquée dans les espaces peu denses », Insee Focus, n°177, décembre 2019
https://www.insee.fr/fr/statistiques/4267787

Les espaces ruraux en France, sous la direction de Yves Jean et Laurent Rieutort, Armand Colin, 2018

Bisault L. (2020), « Depuis 50 ans, faute d’emplois, des territoires se dépeuplent en Occitanie », Insee Analyse Occitanie, n°93, mars 2020
https://www.insee.fr/fr/statistiques/4507111

Senik C., Algan Y., Malgouyres C., 2020. « Territoires, bien-être et politiques publiques », Les notes du Conseil d’analyse économique, n°55, janvier 2020

Himpens S., Poulhes M., Sémécurbe F., 2021. « Bâti dispersé, bâti concentré, des disparités territoriales persistantes », Insee Analyse, n°63, mars 2021
https://www.insee.fr/fr/statistiques/5229207

« La France et ses territoires », Édition 2021, Insee Références, avril 2021
https://www.insee.fr/fr/statistiques/5040030

One thought on “Quand l’Insee entre en campagne”
  1. Merci Laurent, un grand bol d’air que cette lecture !
    Quel dommage que l’Insee ne fournisse pas systématiquement cette grille de décodage avec ses publications absconses.

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