Interrogé le 16 février 2022 sur le recours à des sociétés de conseil au ministère de la Santé, Olivier Véran n’a pas hésité. Pour mettre sur pied dans l’urgence des TGV sanitaires, il n’avait pas eu le choix. Seul le privé savait le faire. Trois jours plus tard il s’est excusé. Tout avait été pris en charge par l’armée, les pompiers, la SNCF et le Samu. Le plus grave est qu’Olivier Véran n’avait probablement pas menti. Il était sûrement persuadé, tout médecin qu’il fût, que des diplômés d’écoles de commerce et des polytechniciens aient pu en quarante-huit heures tout apprendre sur le ferroviaire et la santé. Parce que rien n’est impossible pour ceux qui savent faire de l’argent. C’est à ce type de bourde qu’on voit combien les sociétés de conseil ont non seulement pénétré l’appareil d’État, mais aussi grignoté nos cerveaux. Elle atteste de la victoire de l’idéologie issue de Thatcher et Reagan qui dénie à la sphère publique toute efficacité. Dans Connemara Nicolas Mathieu a écrit « qu’un consultant, c’est un mec qui t’emprunte ta montre pour te dire l’heure et qui se tire ensuite avec la montre ». C’est pourquoi il est urgent de les remettre à leur vraie place.
Même la Banque de France a fait appel au privé pour la protection de ses coffres
« C’est l’histoire d’un putsch progressif, presque rampant, sans effusion de sang mais qui, de l’intérieur, a changé la France. Depuis vingt ans les “ cabinets de conseil „ se sont installés au cœur de l’État. ». C’est ce que nous disent Matthieu Aron et Caroline Michel-Aguirre dans Les Infiltrés, leur livre-enquête sur la place de ces sociétés. Elles ont décroché des marchés dans un grand nombre de ministères, y compris ceux relevant du régalien, Défense, Intérieur, Justice , et bien sûr celui de la Santé. Même la Banque de France a fait appel au privé pour la protection de ses coffres. Pour quels montants ? Consultée en 2021 Amélie de Montchalin la ministre de la Transformation et de la Fonction publique n’en sait rien. La Cour des comptes n’en dit pas davantage. La commission d’enquête récemment lancée au Sénat cherche encore à le savoir. L’Observatoire économique de la dépense publique, chargé de recenser les achats de l’État et de ses opérateurs, mais pas ceux des collectivités territoriales, est plus disert. Il annonce 28 milliards pour l’année 2019 contre 9 en 2005. Sur ces sommes de 1,5 milliard à 3 milliards vont aux cabinets de conseil. Les auteurs de l’enquête ne se risquent pas à davantage de précisions.
L’activité des cabinets de conseil est apparue au grand jour en 2020 à l’occasion de la crise sanitaire
Si les sociétés privées se sont immiscées au cœur de l’État c’est qu’elles y ont été conviées. Par la Révision des politiques publiques (RGPP) de Sarkozy, la Modernisation de l’action de publique (Map) de Hollande, puis par la Transformation publique sous Macron. Ont-elles au moins obtenu des résultats ? Il n’y a pas d’évaluations officielles de leur action. On peut néanmoins constater année après année les défaillances des services publics, auxquelles elles ont contribué en prônant la réduction de leurs dépenses. On peut aussi dire que les sociétés privées, conviées par l’État pour lui préparer le travail, coûtent cher. L’activité des cabinets de conseil est apparue au grand jour en 2020 à l’occasion de la crise sanitaire. Ce sont à ces entreprises que le gouvernement s’est adressé pour dénombrer le stock de masques alors que la puissance publique disposait avec Santé publique France d’une agence gouvernementale en charge de ces questions. Ce sont à elles qu’on a demandé d’élaborer la politique vaccinale. Mais leur action remonte à plus loin dans le temps.
L’Ensae principale école de l’Insee ouvre également grandes ses portes aux sociétés de conseil lors de ses journées des métiers
On pourrait raconter leur histoire en débutant en 2006 quand l’UMP a convié contre monnaies sonnantes et trébuchantes le Boston Consulting Group à écrire son programme pour la présidentielle de 2007. À peine élu, Sarkozy a annoncé qu’il allait noter ses ministres. Gros succès dans la presse car l’État serait désormais géré comme une entreprise privée. Un cabinet a été mandaté pour établir les critères d’évaluation. Ils seront finalement jugés inopérants parce que certains ministres revenaient chez eux avec de mauvaises appréciations. L’idée sera reprise par Emmanuel Macron sans qu’elle soit jamais mise en œuvre. Sinon on aurait vu fleurir les bonnets d’âne sur le perron de l’Élysée. De toute façon l’important n’était pas là. Ce qui comptait c’était de diminuer la dépense publique en supprimant des emplois. La réussite des sociétés de conseil est passée par des formes multiples de lobbying. Elles ont appuyé Macron pour son élection en 2017, elles alimentent des think thanks comme l’Institut Montaigne, et on les retrouve dans des rapports d’économistes comme Jean Tirole et Olivier Blanchard. Elles sont une quinzaine avec à leur tête « le Big Three », McKinsey, le Boston Consulting Group (BCG) et Bain, souvent américaines, parfois allemande comme Roland Berger. Une seule entreprise française est conviée à leur table : Capgemini spécialisée dans l’informatique. Les cabinets de conseil sont actifs à la sortie des écoles prestigieuses quand ils embauchent les meilleurs étudiants, car il est loin le temps où ces jeunes gens se dirigeaient vers la haute fonction publique. L’actuel dirigeant de Polytechnique est d’ailleurs un ancien de McKinsey. L’Ensae principale école de l’Insee ouvre également grandes ses portes aux sociétés de conseil lors de ses journées des métiers. Cela revient à faire payer à la collectivité la formation des futurs salariés de quelques-unes des entreprises les plus riches au monde. Et, plus grave comme l’explique Laurent Mauduit dans La Caste, à renforcer l’endogamie de la classe dirigeante.
Même échec pour Louvois le système de paye des militaires qui sera qualifié de logiciel fou
La numérisation de l’État a ouvert des marchés pharaoniques aux sociétés de conseil. Seul le ministère des Finances a eu en interne les moyens d’y résister. Bon plan donc pour les « Cassos », Capgemini, Atos, Sopra Steria, Orange et SIA Partners qui se sont engouffrées dans la brèche. Avec des résultats inégaux, le système d’information et de gestion des ressources humaines développé pour l’Éducation nationale ayant été abandonné car inopérant. Même échec pour Louvois le système de paye des militaires qui sera qualifié de logiciel fou. Mais c’est dans le domaine de la Santé que les cabinets de conseil ont commis les plus gros dégâts avec toujours la même obsession : réduire les coûts. À leur palmarès de fortes contributions à la loi Bachelot sur la tarification à l’acte dans les hôpitaux, et la création des Agences régionales de santé qui ont placé les établissements sous surveillance financière. Pour quel bilan ? Plus d’actes médicaux, moins de remboursements de la Sécurité sociale d’où la nécessité de rogner sur tout, et une fuite des salariés exténués. En voilà des idées qu’elles étaient bonnes.
Le ministère des Finances a fait appel à deux cabinets pour réorganiser Tracfin
À peine nommé à la Justice Dupont-Moretti a lancé un audit sur l’état du ministère. Via l’inspection générale ? Que nenni, en faisant bosser des cabinets de conseil pour 100 00 euros. Plus 500 000 pour un accompagnement en communication. Si on ajoute la sous-traitance de certains domaines comme le droit au logement, la gestion des prisons en dehors de la surveillance des détenus, le gouffre financier de l’externalisation de l’informatique, cela fait beaucoup. Bercy n’est pas en reste, le ministère des Finances a fait appel à des cabinets pour réorganiser Tracfin, un service qui a accès aux données les plus sensibles. Il a demandé à Roland Berger de « challenger » EDF pour connaître les coûts de construction des nouveaux EPR. Last but not least deux cabinets ont été missionnés en 2020 et 2021 pour proposer un milliard d’économies sur les 25 milliards dépensés annuellement par les ministères. Ont-ils seulement songé à réduire leurs prestations ?