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Le blog de Laurent Bisault

L’État droit dans le mur, Anne-Laure Delatte, Éditions Fayard

Avr 15, 2023 #Fayard

Il ne faut pas avoir peur des livres d’économie. Enfin de tous les livres d’économie. Parce qu’il en existe qui ne vous tombent pas des mains, qui peuvent même être jubilatoires tant ils vous aident à rassembler, à structurer vos connaissances. L’État droit dans le mur est de ceux-là d’abord parce que ce n’est pas un livre théorique. C’est un récit historique qui éclaire l’évolution de l’intervention publique depuis 1949 et plus encore les années 80. C’est-à-dire depuis le triomphe de ce qu’on appelle le néolibéralisme, littéralement la nouvelle forme du libéralisme, économique et politique, qui en appelle à l’État pour garantir le bon fonctionnement des marchés. La grande force du discours d’Anne-Laure Delatte est qu’il ne se limite pas à l’économie. Qu’il nous aide à admettre que portés par les victoires de Thatcher et de Reagan, les néolibéraux ont aussi gagné en mettant en place des solutions qui n’auraient selon leurs dires pas d’alternatives. Ils ont pour cela contraint la démocratie en nous imposant des paroles d’experts qui ont aidé à réaffecter les moyens publics des ménages vers les entreprises, et des individus les plus démunis vers les plus aisés. Le tout en continuant à vénérer les marchés qui seraient ad vitam æternam la solution la plus efficiente pour gérer nos sociétés. Pour ce faire le néolibéralisme a soustrait du contrôle public une bonne partie des financements des entreprises. Avec pour contrepartie des régressions sociales aujourd’hui illustrées par la réforme des retraites et plus généralement par le dépérissement des services publics.

Le hasard amoureux avait amené Anne-Laure Delatte dans une ferme

Ce préambule ne vous a pas convaincu ? Vous craignez d’affronter un texte abscons sachant qu’il a été rédigé non seulement par une économiste mais en plus par une spécialiste de politique monétaire, un machin encore plus effrayant que l’économie « ordinaire » ? Vous avez tort. Certes c’est parfois technique, mais rien ne vous empêche de sauter certains passages qui détaillent par exemple les sources utilisées. L’essentiel du texte est plein de vie, concret. Comme l’introduction du livre qui relate une soirée où le hasard amoureux avait amené Anne-Laure Delatte dans une ferme à discuter avec des trentenaires engagés, certains artistes, l’un d’entre eux étant travailleur du sexe. Une soirée douce et joyeuse qui lui a fait saisir que ces jeunes gens n’attendaient rien de la puissance publique pour construire l’avenir auquel ils aspiraient. Ils avaient parfaitement raison, et le défi que s’est lancé Anne-Laure Delatte a consisté à nous montrer en quoi le néolibéralisme a contribué à éloigner ses compagnons d’un soir de toute attente positive en provenance de l’État. Rien que parce que ce projet l’a amenée à dire du mal de Dominique Seux, celui qui pollue nos oreilles tous les matins sur France Inter, ce projet mérite d’être soutenu. Parce que dézinguer le camarade Seux est une opération salutaire qui devrait être remboursée par la Sécurité sociale.

Il a fallu attendre les années 80 pour que les néolibéraux accèdent au pouvoir


La naissance du néolibéralisme remonte à une réunion organisée au Mont-Pèlerin (Suisse) en l’année 1947, là où les participants ont pris acte de l’échec du « laisser-faire ». Une philosophie économique qui rejetait l’interventionnisme des États et qui a contribué à l’avènement du nazisme. Mais constater les insuffisances de la « main invisible » chère à Adam Smith ne signifiait pas abandonner le marché. Cela impliquait au contraire de demander aux puissances publiques d’en garantir le fonctionnement. Les entrepreneurs pourraient ainsi continuer de prendre les meilleures décisions. Il a fallu attendre les années 80 pour que les néolibéraux accèdent au pouvoir. Pour arriver à leurs fins ils ont agi sur trois leviers. La construction d’un discours selon lequel il convenait de réduire la puissance étatique pour réfuter les demandes d’intervention des citoyens. L’affaiblissement de la démocratie pour que les peuples ne puissent s’opposer aux choix des gouvernants, par exemple en multipliant les « rapports d’experts ». Et en expliquant que les solutions résidaient dans le marché et non dans l’action de l’État.

De quoi faire passer les déficits des caisses de retraite pour une quantité négligeable

L’évolution des impôts illustre l’action des néolibéraux en France. Ils ont davantage augmenté pour les ménages que pour les entreprises, tout en bénéficiant aux plus aisés. Notamment parce que les prélèvements sur les patrimoines ont moins progressé que les fortunes accumulées. Ou parce que l’impôt sur le revenu a été partiellement privé de son caractère redistributif avec la montée en charge de la CRDS et de la CSG. Mais c’est d’abord par l’allègement des cotisations sociales des entreprises, massivement mis en place à partir des années 90, que la répartition entre ménages et entreprises s’est déformée. Avec pour conséquence du dogme de la compétitivité des entreprises, une baisse de la protection sociale. Autre levier pour réorienter les dépenses publiques : les mesures de soutien à l’économie. Elles viennent d’être estimées par un groupe d’économistes lillois qui les chiffrent à 10 % du Pib en 1979 et 13 % en 2021. 13 % du Pib ce sont 320 milliards d’euros, de quoi faire passer les déficits des caisses de retraite pour une quantité négligeable. Pour les entreprises ces mesures de soutien sont avant tout des niches fiscales qui ont l’avantage de ne rarement contrevenir aux règles européennes contrairement aux subventions. Là encore les ménages aisés n’ont pas été oubliés avec la montée en puissance des aides pour l’embauche de salariés à domicile.

Les banques centrales ont désormais un mandat, celui de garantir une inflation proche de 2 %

La Banque de France (BdF) a également contribué à l’avènement du néolibéralisme alors qu’elle a longtemps été sous le contrôle du ministère des Finances, avec une action débattue au Parlement. Mais la libre circulation des capitaux et la volonté de rassurer en priorité les marchés dans les années 80 a fait évoluer son statut. Elle est devenue officiellement indépendante en 1993 avec pour mission de préparer la future entrée dans l’euro. Elle a aussi abandonné toute sélectivité des crédits. Le nouveau dogme monétaire avait toutefois ses limites. Lors de la crise financière de 2008 la BdF comme les autres banques centrales est intervenue massivement sur les marchés pour éviter la catastrophe. Exit l’officielle régulation du prix de l’argent à court terme, place à des achats pour le réduire à long terme. Sauver l’économie de marché avec des moyens publics c’est cela le néolibéralisme. Autres modifications dans le fonctionnement des banques centrales : leurs contributions au discours économique ambiant et leur mandat qui exige qu’elles garantissent une inflation proche de 2 % sans que personne ne soit foutu d’expliquer d’où vient ce chiffre. Ce que l’on sait par contre, c’est que cette politique monétaire satisfait certains acteurs économiques tels les rentiers et les détenteurs de patrimoines qui espèrent préserver leurs avoirs. Et qu’elle a pesé sur les salaires.

« Résister et désobéir »

Pour inverser le courant Anne-Laure Delatte prône le retour de la sélectivité des aides, une décision qu’elle juge indispensable à la lutte contre le dérèglement climatique. Plus de financement public des entreprises productives d’énergies fossiles. Ou au moins les indexer sur de véritables investissements verts. Ensuite réaffectation des sommes pour la lutte contre le réchauffement du climat. Une politique qui devrait concerner l’État comme la Banque de France. Cela nécessitera de redéfinir les modes de délibération de la Banque centrale en la replaçant sous le contrôle parlementaire. Impossible ? Pas selon Anne-Laure Delatte qui en appelle à « résister et désobéir ». On a connu des programmes moins enthousiasmants.

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3 thoughts on “L’État droit dans le mur, Anne-Laure Delatte, Éditions Fayard”
  1. Super recension,merci! Juste une précision pour le début: l’essentiel des données remontent à 1949 et non 1980. Ce sont “juste” les données de niches fiscales et sociales qui commencent en 1979.

    1. Merci. Je corrige l’erreur que je n’aurais pas dû commettre ayant souvent utilisé les données de comptabilité nationale quand je travaillais à l’Insee. J’ai pris énormément de plaisir à lire votre livre.

      1. « Ma première recension ! Merci #Surbooké. Vraiment très émouvant de voir des inconnus se saisir de mes données et réflexions. » Anne-Laure Delatte sur Twitter

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