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Le blog de Laurent Bisault

L’alphabet du silence, Delphine Minoui, Éditions L’Iconoclaste

Mai 29, 2023 #L'Iconoclaste

Ayla est réveillée par le hurlement d’une sirène. Göktay son mari ronfle, coupé du monde par ses boules Quies. Une demi-douzaine de policiers se sont engouffrés dans l’immeuble, et les Robocops équipés comme à la guerre de gilets pare-balles, armes automatiques et de cagoules, s’apprêtent à faire sauter la porte. En ce vendredi 15 janvier 2016, ils viennent chercher Göktay professeur d’histoire à l’université du Bosphore. Alors qu’il avait conçu et signé tant de manifestes, il est aujourd’hui accusé de terrorisme pour avoir signé la « Pétition pour la paix ». Pour avoir réclamé la fin des opérations militaires dans le Sud-Est du pays, et le rétablissement du fragile cessez-le-feu avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Les 45 000 morts dénombrés depuis trente ans, c’était bien assez. Peu après la publication de la pétition, il y avait eu la bombe déposée devant la mosquée Bleue, douze morts et des dizaines de blessés. Aucune revendication et un mode opératoire qui faisait penser à l’organisation de l’État islamique. Quand Recep Tayyip Erdogan avait pris la parole, il avait placé les intellectuels signataires au même rang que les combattants de Daech. Après la garde-à-vue, Göktay est transféré à la prison de haute sécurité de Silivri. Les jours d’Ayla s’étirent alors au rythme des insomnies de Deniz leur fille qui réclame son papa. La jeune femme cesse de travailler à l’université, ses voisins l’ignorent de peur de ternir leur réputation. Elle espère encore que Dilek Yilmaz, une avocate spécialisée dans la défense des Kurdes, des femmes et des prisonniers politiques, puisse lui rendre son mari.

Treize années après, le vent a soufflé vers l’est

L’alphabet du silence c’est le portrait d’un pays qui hésite entre ses racines ottomanes et une Europe fantasmée. Quand il était arrivé au pouvoir en 2003 Recep Tayyip Erdogan s’annonçait comme celui qui marcherait sur ces deux jambes. Maire d’Istanbul, ce musulman progressiste était le défenseur des déshérités, celui qui allait abolir la peine de mort, remettre l’armée à sa place. Parce qu’ils étaient pétris de valeurs occidentales, des intellectuels comme Ayla et Göktay appuyaient ce candidat qui autoriserait les femmes à porter le voile, ainsi que la célébration de la Gay Pride, la journée du 8 mars et les débats sur le génocide arménien. De quoi brouiller Ayla avec sa mère partisane d’une Turquie entièrement laïque. Treize années après, le vent a soufflé vers l’est. Les hommes changent de trottoir quand ils la croisent avec sa robe échancrée, son piercing et ses mèches colorées. La « Nouvelle Turquie » veut des enfants et considère l’avortement comme un crime contre l’humanité. Istanbul est régulièrement meurtrie par des attentats sanglants, mais comme toujours elle se relève. Partiellement détruit l’aéroport est remis à neuf en une seule nuit. Le pays bascule toutefois avec le coup d’État des militaires en juillet 2016. Les putschistes sont vaincus par Erdogan, qui en sauveur des Turcs a désormais les mains libres.

On ressort optimiste de la lecture

C’est la force de ceux qui ont résisté, cette société civile qui a trouvé les moyens de réagir, que Delphine Minoui nous décrit. Journaliste franco-iranienne en poste à Istanbul depuis 2015, elle est allée à la rencontre des professeurs et des intellectuels qui ont su innover pour rebondir. Tel ce Kurde qui s’installait dans des parcs avec son tableau noir pour faire vivre sa langue. Delphine Minoui a choisi pour la première fois le roman pour nous raconter son histoire afin de mieux s’identifier à ses personnages. Mais c’est d’abord sur sa connaissance professionnelle de la Turquie qu’elle s’appuie. Et aussi sur ce qu’elle a vécu en Iran, un pays où la théocratie islamique a fait plier les droits humains. On ressort optimiste de la lecture, persuadé que les hommes et les femmes turcs ont un bel avenir devant eux. Parce qu’ils savent à la fois préserver leur passé, comme l’alphabet osmanli aboli en 1927 par Atatürk qui avait imposé les caractères latins. Et vivre dans leur temps, en courant sur les rives du Bosphore sur les rythmes de Gainsbourg.

Qu’en dit Bibliosurf ?
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