C’est un ressenti que je ne sais pas quantifier mais auquel je crois profondément. À l’Insee nombreux sont les agents qui n’aiment pas l’économie. J’y vois au moins trois raisons. La discipline est peu enseignée dans les écoles de l’Institut de la statistique, ce que j’ai expliqué précédemment (ici). Ce manque de formation initiale n’est pas compensé par la formation permanente. Et le processus de validation des études est souvent fait en dépit du bon sens. Est-ce embêtant ? Non dans la mesure ou l’Insee offre à ses agents suffisamment de variétés de tâches pour qu’ils puissent faire carrière en se spécialisant dans d’autres domaines, informatique ou statistique par exemple. Mais oui parce que ça nuit à leur compréhension des phénomènes économiques et à l’intérêt de leur travail. J’explique cela en m’appuyant sur mes années passées à la direction régionale d’Occitanie.
Il n’est pas possible d’établir un bilan économique régional comme on le fait à l’échelle nationale
Comme la théorie économique, l’histoire des territoires n’est pas enseignée à l’Insee. Dans les directions régionales on préfère former les agents aux zonages territoriaux. Le nombre d’études qui s’appuient sur les aires urbaines, les zones d’emploi, depuis peu sur le rural, en témoignent. Elles décrivent le plus souvent l’organisation urbaine, les déplacements entre le domicile et le travail, les migrations territoriales, et les niveaux de vie. Que les données des recensements de la population soient privilégiées est parfaitement logique car l’information économique localisée reste rare : la démographie, l’emploi, le chômage, les revenus, et parfois des enquêtes spécifiques comme celle sur la filière aéronautique en Occitanie et en Nouvelle-Aquitaine. Il n’est pas possible d’établir un bilan économique régional comme on le fait à l’échelle nationale, faute de pouvoir estimer en région la production, les échanges avec l’extérieur et la consommation. C’est pourquoi les études territoriales répondent souvent aux mêmes questions. Combien de personnes habitent dans le territoire, combien y travaillent ou sont au chômage, que gagnent-elles, comment tout cela évolue dans le temps. Je prends pour l’illustrer l’exemple de l’étude publiée en 2018 intitulée « Le Couserans : l’attractivité s’érode » sur le territoire ariégeois qui s’étend autour de Saint-Girons (ici). C’est bien écrit, agréable à lire, et le diagnostic est posé. Le Couserans attire de moins en moins de personnes résidant ailleurs, et il n’y a plus assez d’arrivées pour compenser l’excédent des décès sur les naissances. La précarité est de plus en plus forte. On cherchera toutefois en vain des éléments d’explication. On aurait pu les trouver dans les tracts que la CGT locale écrivait. Le syndicat racontait le lent déclin de l’industrie papetière ainsi que le combat des personnels hospitaliers pour sauver l’établissement de Saint-Girons. Tout y était. Le recul de l’industrie et des emplois liés baissent les revenus. Et quand l’attractivité d’un territoire repose sur l’installation de personnes plutôt âgées, la moindre des choses est de leur proposer l’accès à la médecine. Mais l’usage n’est pas à l’Insee de s’informer en dehors de la sphère statistique. L’étude en est restée à un constat factuel, incontestable, sans tenter de l’expliquer. C’est là qu’intervient l’intérêt d’une formation à l’histoire des territoires, qui certes ne sera pas suffisante pour établir un bilan territorial, mais qui proposera des clés de compréhension.
L’histoire nous apprend beaucoup
En 1996 l’historien Robert Marconis publie dans la revue Annales du Midi un article intitulé « Midi-Pyrénées déclin et renouveau. Pour une lecture contemporaine de la région » (ici). Il bat en brèche le mythe d’une région toulousaine particulièrement dynamique, portée par son industrie. Cela est vrai mais depuis les années soixante uniquement. En 1950 nous dit Marconis, Midi-Pyrénées semblait comme l’Ouest de la France vouée au sous-développement. La région venait de subir un siècle de recul démographique. L’explication en est simple. Pendant longtemps la bourgeoisie toulousaine a vécu de la rente agricole. Jusqu’en 1850 les grains locaux étaient protégés de la concurrence faute de trains pour les acheminer en Midi-Pyrénées. Mieux encore, en cas de surproduction les locaux pouvaient envoyer leurs récoltes à Bordeaux par le Canal du Midi. Tout s’est arrêté avec l’arrivée du chemin de fer. Aucune tentative d’industrialisation autour de Toulouse pendant un siècle au contraire de ce qui s’est passé en marge de la région. Là où la terre était trop mauvaise pour les cultures, la métallurgie s’est installée à Decazeville (Aveyron), et le textile dans le Tarn et à Lavelanet (Ariège). Ce département s’est peu à peu transformé avec l’industrie de l’aluminium à Tarascon-sur-Ariège et celle de la pâte à papier à Saint-Girons. Toutes ces activités qui furent le moteur du développement économique ariégeois sont aujourd’hui, soit arrêtées soit en décrépitude. Je suis certain que les deux chargés d’études compétents qui ont évalué l’état du Couserans, formés aux travaux de Marconis, auraient réagi différemment. Car l’histoire nous apprend beaucoup. Sauf à l’Insee où la mémoire s’arrête en 1968, date du plus ancien recensement disponible. Il est bien vu de fréquenter les économètres de la Toulouse School of Economics pas les profs du Mirail. On y ignore ce qui paraît être connu depuis longtemps par la presse régionale (ici). Et pourtant prenons le cas de Massat aujourd’hui petit village du Couserans de 700 habitants. Avant 1850 environ 7 000 personnes y vivaient des forges catalanes qui utilisaient le minerai de fer local et le charbon de bois. Massat était la plus grande ville du département. On projetait de la relier par le train à Saint-Girons. Dix ans plus tard tout était fini. L’activité avait été submergée par la production de Decazeville qui voyageait désormais par le rail. Le train « l’avait tuer ». Tous ceux qui croient que l’aéronautique portera éternellement l’économie toulousaine devraient s’en inspirer.
Les multiples réécritures se focalisent sur la forme
Il y a d’autres éléments qui poussent les chargés d’études à ne pas s’interroger sur les phénomènes économiques. À l’Insee règne la religion des chiffres que l’on considère incontestables au contraire des arguments littéraires. Daniel Temam, celui qui a introduit les formations aux techniques rédactionnelles, a certes pendant des années clamé qu’il n’en fallait pas trop. Son action a toutefois été d’une efficacité limitée. Il suffit de regarder les Insee Première consacrés aux comptes nationaux. L’omniprésence des chiffres en dit beaucoup sur le peu de pouvoir du service qui met en forme ces publications. Les chaînes de relecture des articles ont aussi tendance à décourager les auteurs. Cette étape indispensable dans des études qui engagent l’Insee est souvent longue, interminable, avec des réécritures à chaque étape. J’ai vu de nombreux collègues découragés parce qu’on leur avait enlevé une explication qu’ils avaient insérée pour expliquer un résultat. Ce qui est vrai à l’intérieur d’un établissement régional l’est encore plus quand on travaille pour la direction générale. Dans ce cas vous avez droit au minimum à trois relectures et réécritures dans votre établissement et au moins six à Paris. Pour ne rien arranger les multiples réécritures se focalisent sur la forme, rarement sur le fond. J’ai ainsi été amené à écrire sur la localisation des emplois de la culture. Cela me valut le reproche du directeur de cabinet du DG d’avoir utilisé le mot « province » qui était pour lui péjoratif. Je n’aurais pas dû non plus expliquer la présence des nombreux médias à Paris en évoquant leur proximité avec le pouvoir politique. Écrire cela signifiait implicitement, me disait-on, que le Parlement européen n’avait aucun pouvoir puisque Arte était implantée à Strasbourg.
Après six mois d’effort on a tendance à lâcher
La récente publication intitulée « En quarante ans, l’emploi se concentre progressivement dans les grandes zones d’emploi hors Île-de-France » (ici) illustre bien l’inefficacité de certaines relectures. Elle a suscité une réaction de l’économiste Olivier Bouba-Olga et la reconnaissance par J.L. Tavernier directeur général de l’Insee d’une erreur (ici). Des erreurs tout le monde en fait, ça m’est arrivé aussi. Or dans ce cas le papier a été écrit dans deux directions régionales. Il a sûrement été vérifié et modifié par plus de dix personnes. Avec quelle efficacité ? Ce qui est certain c’est qu’après six mois d’effort on a tendance à lâcher. Qui aurait envie d’envoyer au panier une étude qui a mobilisé autant d’énergie ? Et avec le temps on ne sait plus bien ce qu’on relit. Des papiers économiques de qualité on en trouve à l’Insee. Des responsables hiérarchiques les acceptent et les encouragent. Il ne devrait pas être si compliqué de les généraliser. Ce jour là je ne doute pas que les agents de l’Insee y trouveront leur intérêt.
“À l’Insee règne la religion des chiffres que l’on considère incontestables au contraire des arguments littéraires” : voilà une phrase qui me parle, de plusieurs manières !
C’est aux agents de ne pas s’en contenter. Et c’est possible. On ne leur refusera pas des textes de qualité. Ils doivent essayer, se tromper, recommencer pour finir par s’imposer. J’ai bien réussi à citer Nougaro dans une publi.
Je découvre à la lecture de ce passionnant billet l’étude de Robert Marconis (qui était géographe et non historien, et d’une exquise courtoisie). Je ne sais pas comment l’histoire économique locale pourrait s’enseigner à l’Insee, mais il revient aux chefs de service et aux anciens d’encourager les nouveaux chargés d’étude à lire les travaux des universitaires – et accessoirement ceux de celles ou ceux qui les ont précédés à la DR. C’est ce dont j’ai bénéficié à la DR de Limoges à mes débuts. Les services de documentation, s’ils existent toujours, ne sont pas faits pour les chiens, et un chargé d’études devrait être capable de lire, s’il s’intéresse à la région, sans qu’on ait à lui dire. Et d’aller sur le terrain s’il veut comprendre un département, visiter les usines et les hôpitaux.
Les formations aux techniques rédactionnelles et à la sémiologie graphique étaient courantes dans les années 1980-1990, bien avant l’excellent Temam ; il semble qu’il y ait en la matière des vagues à l’Insee, de glaciation et de réchauffement.
A priori c’est simple : en s’emparant du sujet et en montant des formations. C’est ce que j’avais fait dans ma dernière année à l’Insee. Et la conférence que j’avais donnée à mes collègues sur deux siècles d’économie en Occitanie avait remporté un assez joli succès car ils étaient venus nombreux découvrir comment la région la plus dynamique de France est d’abord une miraculée. Parce qu’après l’arrivée du train vers 1850, l’Occitanie a connu un siècle de repli démographique. En conséquence en 1950 personne n’imaginait que des années de croissance allaient arriver. La conférence a été filmée, elle est disponible, je leur ai laissé les documents, et puis rien. Qu’on enseigne l’histoire régionale avec ou d’une autre manière n’a aucune importance. Ce qui compte c’est de s’y mettre. Alors pourquoi cela ne fonctionne-t-il pas ? Parce que l’impulsion devrait venir d’en haut, chef d’établissement ou du Service études, et que ça ne semble pas les intéresser. Parce que initiatives venues de la base sont devenues incertaines car elles doivent franchir un nombre toujours plus grand d’échelons hiérarchiques. Parce qu’on demande en priorité à ces échelons c’est de tenir leur équipe. C’est là-dessus qu’ils sont jugés. Mais sait-on jamais s’ils veulent, ils peuvent s’y mettre.