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Le blog de Laurent Bisault

Au cœur du grand déclassement, Jean-Baptiste Forray, Éditions du Cerf

Avr 12, 2022

C’est probablement le meilleur bouquin d’économie de l’année. Un jugement à même de faire fuir la majeure partie des lecteurs de ce blog tant la discipline est synonyme pour beaucoup d’ennui. Pour ne rien arranger le livre parle aussi de sociologie et d’histoire. Mais sa grande force est qu’il ne présente pas des théories, il nous parle des hommes. Il sent le vécu, les visites sur le terrain, comme Jean-Baptiste Forray journaliste à La Gazette des Communes en fait à longueur d’année. C’est sans doute pour cela qu’il est aussi passionnant, qu’on peine à le lâcher. Une des grandes forces de Jean-Baptiste Forray est qu’il analyse également le déclassement des salariés de Peugeot par le prisme du football. Car à l’instar des ouvriers de Sochaux, le football professionnel lui aussi s’est mondialisé. Autrefois souvent lié à l’industrie lourde comme à Lens, Saint-Étienne, Sochaux et même Gueugnon, il est passé entre les mains de financiers venus de tous les pays et qui n’ont plus aucun lien avec l’histoire des clubs. Un peu comme les usines désormais dirigées par des hommes qui ne s’inscrivent plus dans l’histoire des sites industriels..

La paisible gouvernance familiale de l’entreprise a cédé la place aux cost-killers

L’usine a été la plus grande d’Europe. Quarante-deux mille salariés à son zénith dans les années soixante-dix. Les « Peuge » symbolisaient les Trente Glorieuses, la fierté du travail accompli. Elle s’est rabougrie à petit feu. Sans fermeture couperet comme dans les bassins houillers du Pas-de-Calais ou du Forez. Sans abandon du site comme Renault l’a fait à Billancourt et Citroën au quai de Javel. À coups de mini-délocalisations, d’externalisations, de recours à l’intérim ils ne sont plus que 7 000 en CDI. Pendant longtemps Peugeot a été un symbole d’un capitalisme familial, paternaliste, plutôt social. Un capitalisme protestant à l’origine de quelques-unes des plus belles dynasties industrielles françaises comme les de Dietrich et les Schlumberger. Les Peugeot n’avaient certes pas aboli la lutte des classes, mais au moins au contraire des Renault la famille ne s’était pas compromise pendant la guerre avec les Nazis. Huit directeurs d’usine avaient même été déportés en Allemagne comme Auguste Bonal dont le nom a été donné au stade de Sochaux. Depuis 2014 la paisible gouvernance familiale de l’entreprise a laissé la place aux cost-killers, au mépris de classe illustré par le choix du groupe d’abandonner le club de football de Sochaux. Un mépris assumé par la directrice du sponsoring et des partenariats de la marque Peugeot, qui en 2019 a déclaré que le foot ne collait plus avec l’image de la marque car il véhiculait des valeurs populaires. D’où le choix de monter en gamme et d’investir dans le tennis. C’est toute cette histoire que nous raconte Jean-Baptiste Forray. Celle des dirigeants qui se versent des rémunérations que nul n’aurait imaginé trente ans plus tôt. Celle de la fin d’une époque industrielle où les pouvoirs publics ont pris leur part. Celle de ce que certains appelleront la trahison d’élus du Parti socialiste. Parce qu’avec le recul, imaginer que Pierre Moscovici ait pu avoir une quelconque communauté d’intérêt avec les ouvriers qui fabriquaient des voitures, demeure un insondable mystère. Le grand bourgeois qui avait commencé en 1993 sa carrière d’élu à Sochaux n’avait même pas le permis de conduire.

Thierry Peugeot fait lui-même ses courses à Castorama

En 2012 Thierry Peugeot, président du conseil de surveillance de PSA est encore le vrai patron du groupe. Certes cette structure issue du rachat de Citroën par Peugeot va mal. Mais pour ce protestant enraciné dans le pays de Montbéliard il n’est pas question de s’allier à d’autres constructeurs. Il ne veut pas non plus délocaliser à outrance comme l’a fait Renault. Pour lui c’est Sochaux d’abord. Mais en 2012 la famille Peugeot qui dirige encore l’entreprise, les cousins et petits et cousins de Thierry, lorgnent vers un autre Peugeot, Robert Peugeot. Tout aussi légitime par le sang que son cousin Thierry, Robert aspire à le remplacer. Il n’a jamais travaillé à l’usine, encore moins testé le métier d’ouvrier comme l’a fait Thierry, il ne représente pas l’activité industrielle du groupe. Il dirige la société foncière familiale qui gère des participations dans Ipsos et les maisons de retraite Orpea. Rien à voir avec l’industrie, mais ça gagne gros et ça séduit les cousins qui ont quitté Montbéliard depuis longtemps. Les deux hommes se détestent et s’opposent. Si Thierry Peugeot fait lui-même ses courses à Castorama, Robert roule en Ferrari. En 2013, Thierry est mis sur la touche à l’occasion d’une entrée au capital de l’État et d’un actionnaire chinois Dongfeng. Pierre Moscovici ministre de l’Économie et ancien élu local a écrit le scénario. Carlos Tavares jusqu’alors numéro deux de Renault est nommé PDG. Pas le genre à faire dans la demi-mesure Carlos. Salaire annuel en 2014 : 2,75 millions d’euros. Son lointain prédécesseur Jacques Calvet était payé 324 000 euros par an en 1989, ce qui avait plongé les ouvriers de Sochaux dans une colère noire. Autres temps autres mœurs. Tavares se présente à ses collaborateurs comme le « psychopathe de la performance ». Son but : réduire à néant les foyers de perte et ne garder que les centres de profit. Surtout les siens, il aurait touché 66 millions d’euros en 2021selon Mediapart.

Quelques-unes des pointures du football français y sont passées

Ça commence par l’abandon du FC Sochaux-Montbeliard, le club de football que Peugeot soutenait depuis 86 ans. La décision est ressentie comme une trahison autour de l’usine car que fait-on d’autre dans la cité industrielle qu’attendre le prochain match ? Le club a toujours été la fierté des ouvriers. Il a aussi permis à la direction de mieux assimiler les immigrés qu’elle était allée chercher au Maroc et en Yougoslavie. Pour eux on avait intégré dans l’équipe pro Abdel Djaadaoui, ainsi que Mécha Bazdarevic et Faruk Hadzibegic. Le FC Sochaux différait des autres clubs. Stade propriété de l’entreprise et non de la mairie, prix abordables pour les spectateurs, salariés méritants récompensés par des abonnements. Le club a aussi été un des premiers à se doter d’un centre de formation. Quelques-unes des pointures du football français, Joël Bats, Bernard Genghini, Yannick Stopyra, y sont passés pour s’entendre dire qu’ici c’était le foot ou l’usine. Mieux le FC de Sochaux a su évoluer en développant des produits dérivés quand Peugeot avait réduit son financement. Fin du film en 2015 quand M. Li achète le club. Fin aussi de la gestion carrée des Peugeot parce que l’entreprise du Hongkongais est immatriculée aux îles Caïmans un paradis fiscal. Question cinéma on plonge dans l’horreur. Officiellement vendu 7 millions d’euros, le club a en réalité été cédé par Carlos Tavares pour 50 000 euros avec en caisse une trésorerie de 15 millions. Quand le club évite de peu la descente en National 1, l’équivalent de la troisième division, les collectivités locales sont sollicitées pour éponger le désastre financier. Le démantèlement industriel de Montbéliard se poursuit par la cession en 2014 à un groupe indien de 50 % de Peugeot Scooters. Une usine historique du groupe où longtemps les ouvriers ont été mieux payés qu’à Sochaux. Le reste du capital sera vendu en 2019. Le scooter français n’a plus la cote. Même François Hollande dans ses sorties nocturnes roule italien.

Le CDI intérimaire, l’oxymore cher à Hollande, ne vaut pas beaucoup mieux

À Sochaux Tavares a fait payer aux ouvriers sa réussite financière. L’usine n’est plus qu’un lieu où on assemble des pièces venues du monde entier. L’intérim s’est imposé avec en arrière-plan la concurrence des entreprises du groupe. Le CDI intérimaire, l’oxymore cher à Hollande, ne vaut pas beaucoup mieux. Il livre les ouvriers pieds et poings liés pendant trois ans à leur employeur. La « magie de l’industrie » vantée par la ministre Agnès Pannier-Runacher on ne la voit pas sur les chaînes. Elles sont plus propres, on y porte des charges moins lourdes que par le passé, mais l’intensification brise les corps. La flexibilité les achève. Elle commence par la suppression des bus qui amenaient les ouvriers à l’usine. À chaque salarié de se débrouiller pour répondre aux besoins de l’entreprise. Nombreux sont ceux qui fument des joints . On rejette de plus en plus les partis de gauche pour choisir le Rassemblement national qui cartonne aux élections. Dans un contexte de précarité accrue, après des années d’immigration organisée par l’entreprise, le parti de Marine Le Pen fait un tabac. On a toujours su se battre en pays de Montbéliard. Les plus anciens se souviennent des évènements de juin 1968, quand les CRS et les gardes mobiles avaient tué deux des leurs. Ce jour là les ouvriers-paysans avaient déboulé armés de leurs lointaines campagnes pour faire face. Mais aujourd’hui l’espoir a changé de camp.

2 thoughts on “Au cœur du grand déclassement, Jean-Baptiste Forray, Éditions du Cerf”
  1. Passionant article Laurent. Comme quoi l’économie, histoire et sociologie ne donnent pas envie de fuir, au contraire..

    1. C’est le bouquin qui est passionnant. Il y aura peut-être une suite car J.F. Forray m’a expliqué qu’un journal avait prévu cette semaine de monter un débat avec Nicolas Mathieu sur les classes populaires. Souhaitons qu’il puisse se faire.

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