Blèmia Borowicz avait sauté dans le Boeing 707 de la Lufthansa dès qu’il avait eu l’info. Il avait une totale confiance en la personne qui l’avait transmise à l’agence Alpha-Press. Direction Buenos Aires, une ville qu’il ne connaissait pas, avec pour bagages son Leica et sa canne. Dans la périphérie de la mégapole on lui montra l’homme au loin. La cinquantaine, la calvitie bien avancée, il se dirigeait vers une maison où on pouvait lire un nom sur la boîte aux lettres : Klement. La femme et les deux hommes qui l’accompagnaient avaient complété son identité : Ricardo Klement né en 1913 à Bolzano en Italie. Qui est-ce avait questionné Boro. Josef Mengele ? L’autre avait répondu la femme. Le reporter avait du mal à s’imaginer qu’il avait vu le principal responsable de l’assassinat de six millions de Juifs. Adolf Eichmann. Dove Biekel était un chef des services secrets israéliens. Boro l’avait croisé en 1956 à Sèvres quand Biekel protégeait une réunion de David Ben Gourion, Moshe Dayan et Shimon Pères avec les dirigeants français. Nasser avait nationalisé le canal de Suez, il s’agissait de réagir. À l’époque Boro avait préféré filer en Hongrie, son pays d’origine, pour couvrir l’invasion soviétique.
L’idéal aurait été un cliché du tatouage que tout SS avait sur le bras
Dove Biekel s’était déplacé en Argentine preuve de l’importance de ce qui allait se passer. Il expliqua à Boro l’opération Attila qui consistait à enlever Eichmann et à le juger en Israël. À refaire le procès de Nuremberg pour le peuple juif. Selon Biekel, Boro n’en faisait pas partie, seul son père était Juif. Pour ce qui le concernait la question ne se posait pas : enfant il s’était évadé du ghetto de Varsovie. Dove Biekel n’avait pas de doute sur l’identification d’Eichmann, il tirait sa certitude des dires d’un procureur allemand qui ne faisait aucune confiance à la justice de son pays. Trop de nazis y œuvraient encore. Mais Biekel avait besoin d’une photo pour obtenir le feu vert du gouvernement israélien. L’idéal aurait été un cliché du tatouage que tout SS avait sur le bras. Mais ça n’était pas envisageable et en plus il avait pu l’effacer. À défaut Biekel voulait une photo d’une oreille, et pour l’obtenir rien de mieux qu’un appareil silencieux comme un Leica doté d’un viseur télémétrique et non d’un miroir. Cela convenait parfaitement à Boro. C’est avec cet appareil qu’il avait photographié Hitler en 1931. C’est avec lui qu’il avait immortalisé le Front populaire, la guerre d’Espagne, la Résistance, la naissance d’Israël et Dien Biên Phu. Le Leica lui servirait à aider à enlever Eichmann en cette année 1960.
Le roi du Leica soutient les anarchistes face aux partisans de Staline sur les barricades de Barcelone
Quel plaisir que de retrouver Boro le reporter-photographe apparu dans La Dame de Berlin en 1987 sous la plume de Dan Franck et Jean Vautrin. Boro, Est-Ouest est le neuvième volume de la série, il a été écrit par le seul Dan Franck car Jean Vautrin s’en est allé en 2015. D’un strict point de vue littéraire cela ne change rien tant les deux auteurs avaient adopté un style commun qui n’était pas le leur mais celui de Franck & Vautrin. Les aventures de Blèmia Borowicz recréent les feuilletons destinés aux journaux. Ils nous font revisiter les grands évènements du siècle dernier, de la montée du nazisme à la création d’Israël. Blèmia s’y affiche comme un photographe sans peur mais avec une faille : l’amour de sa cousine Maryika Vremler. Inutile de dire que Boro est toujours du bon côté. Celui de la gauche et de l’émancipation des peuples. Il se réjouit des conquêtes ouvrières de 1936, il est républicain en Espagne n’en déplaise au Figaro qui ces temps derniers a tenté de réécrire l’histoire. Le roi du Leica soutient les anarchistes face aux partisans de Staline sur les barricades de Barcelone, et bien sûr les Hongrois écrasés par les chars russes en 1956. Dans ce nouvel opus Boro et ses compères photographes nous font vivre l’enlèvement d’Eichmann, un événement dont il convient de dire combien il a aidé les Juifs d’Israël à se dire qu’ils n’étaient plus destinés à subir. Dan Franck a d’ailleurs fait figurer dans son livre la déclaration que fit le Premier ministre israélien David Ben Gourion devant la Knesset pour l’annoncer. « Je dois informer la Knesset qu’il y a peu de temps un des principaux criminels de guerre nazis, Adolf Eichmann, qui fut responsable avec les dirigeants nazis de ce qu’ils appelaient la solution finale du problème juif, c’est-à-dire de l’extermination de six millions de Juifs en Europe, a été découvert par les services de sécurité israéliens. Adolf Eichmann est d’ores et déjà en Israël. Il sera jugé prochainement, conformément aux dispositions de la loi sur le châtiment des nazis et de leurs collaborateurs. ».»
Germaine Fiffre, la cheffe comptable, tente de tempérer ses trois Kirghiz
Boro, Est-Ouest est aussi consacré à la traque du FLN quand la police française séparait« le bon grain blanc de l’ivraie colorée ». On assiste à l’amplification de la guerre froide, du débarquement de La Baie des cochons à Cuba à la construction du mur de Berlin en août 1961. Les membres de l’agence Alpha-Press participent tous d’une manière ou d’une autre à ces aventures. Les trois Hongrois fondateurs Béla Prakash, Pierre Pázmány et Blèmia Borowicz en se rendant sur le terrain. Et Germaine Fiffre la cheffe comptable en tentant de tempérer ses trois Kirghiz. Pas de chance, elle doit en supporter un quatrième en la personne du jeune Jolan, que Boro avait sauvé des Russes en le ramenant lors de son dernier séjour à Budapest. Nous suivons tout ce petit monde à une époque où l’on roule en 403 Peugeot et en DS Citroën. À une période où on utilise encore des Rolleiflex. Et comme cette série relève du feuilleton, il faudra attendre le tome suivant pour connaître la fin de l’histoire.
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