C’est une histoire méconnue une histoire que nous ne voulons pas entendre. Celle des Manouches, des Gitans, des Romanichels, des Bohémiens et autres Forains, tous ces nomades ou gens du voyage qui ont, plus encore qu’aujourd’hui, été persécutés pendant la seconde guerre mondiale. Le comble de l’horreur a été le génocide des Tsiganes de l’Est de l’Europe à Auschwitz. Un quart d’entre eux ont fini dans les fours crématoires. Mais l’État français a lui aussi persécuté les nomades pendant la guerre en les enfermant dans des camps. C’est ce que nous raconte Paola Pigani dans N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures, qui n’est pas un bouquin d’histoire mais un récit en partie construit à partir de ses souvenirs. Car Paola a côtoyé des familles nomades quand elle était enfant. Cela se passait dans le Poitou, là où sa famille d’origine italienne avait abouti après être passée en Belgique. Elle raconte que son père le Rital avait fait de leur maison une véritable auberge espagnole en accueillant ceux qui s’y pointaient. S’en étaient suivies des relations durables avec une famille de nomades. Ces souvenirs Paola Pigani les raconte au début de son livre. Elle parle de la famille Seine. De son frère qui jeune adulte a été accepté chez les Winterstein tout Gadjo qu’il était. Cela lui avait coûté une balafre sur le visage après un combat au couteau et un hérisson à manger. Mais après il était des leurs, il eut une fille qui parla à Paola de sa grand-mère Alexienne internée pendant six ans au camp des Alliers. C’est ainsi qu’est né N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures qui est à la base un proverbe tsigane signifiant qu’on n’entre pas impunément dans la mémoire de ce peuple. De Paola Pigani j’avais déjà présenté le très réussi Et ils dansaient le dimanche sur la mémoire des ouvrières lyonnaises de la soie. Ce roman des nomades du Poitou est de la même veine. Il parle de ceux dont on ne parle jamais. De ceux qu’on a estimé normal d’enfermer pendant et après la guerre au cas où. De les faire patauger pendant tout ce temps dans le froid, la faim, en leur volant plus que la liberté, leur univers et leur culture.
Tout est sale dans le camp, les internés n’ont pas droit à la pudeur, ils sont contraints à patauger dans la fange
1940, Alba jeune fille de quatorze ans, blonde aux yeux bleus. Elle vit avec ses parents du théâtre ambulant du côté de Saint-Jean-d’Angély en Charente-Maritime. L’exode, la fuite vers la zone libre de milliers de Français, rendrait presque commun le nomadisme de cette famille qui se déplace au gré des travaux agricoles. Mais un récent décret du 6 juin 1940 a interdit la circulation des individus errant qui constitueraient un danger pour la défense nationale. Sa mise en application amène le garde champêtre à les rassembler. Les identifier a été facile car depuis 1912 l’État français fournit aux nomades un carnet anthropométrique qu’ils doivent présenter à chaque déplacement et faire viser par le maire. On les avertit que le camp des Alliers sur la commune d’Angoulême les attend. Tout à côté de la voie ferroviaire Paris-Bordeaux. Alors Louis le père d’Alba et ses moustaches, Maria sa mère aveugle, Alba et ses frères, et tous les autres se mettent en marche emmenant avec eux leurs ânes, leurs chevaux et leur roulotte. À charge pour le schmits et leurs képis de les encadrer. À l’entrée du camp on leur prend roulottes et animaux, puis on les pousse dans les baraques qu’ils partagent à deux ou trois familles. Les portes sont disjointes, il y a des châlits recouverts de paillasses, un poêle et une table rudimentaire. Les Manouches sont censés être internés pour recevoir une éducation à l’hygiène, pour les empêcher de voler, pour leur faire perdre le goût du nomadisme. Tout est sale dans le camp, les internés n’ont pas droit à la pudeur, ils sont contraints de patauger dans la boue. Ils voudraient travailler. Mais encore faudrait-il qu’ils puissent manger suffisamment et sortir du camp. Ils souhaiteraient cultiver des légumes mais ils n’ont pas le droit d’utiliser le crottin de leurs animaux pour enrichir la terre. Ils sont surtout minés par leurs conditions de vie qui sont contraires à leurs habitudes et à leur culture. Ils sont Français et on les soupçonne d’être apatrides.
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