Lviv a changé huit fois de pays de 1914 à 1945 et plusieurs fois de nom. La cité de Galicie fut Lemberg dans l’Empire austro-hongrois au XIXe siècle, Lwów quand elle fut incorporée à la nouvelle Pologne, Lvov sous domination soviétique au début de la Seconde Guerre mondiale, de nouveau Lemberg quand elle fut occupée par les Allemands. Et enfin Lviv quand elle devint ukrainienne après 1945. C’est l’histoire de cette ville que raconte Philippe Sands, écrivain franco-britannique et avocat à la Cour pénale internationale de La Haye. Une ville qui joua un rôle majeur dans la Solution finale imaginée par les Nazis. C’est à Lviv que Hans Frank, gouverneur de Pologne, annonça sa mise en place en 1942. C’est de Lviv et de ses environs dont sont originaires deux juristes juifs, Hersch Lauterpacht et Raphael Lemkin, qui ont joué un rôle essentiel au procès de Nuremberg en proposant deux nouveaux concepts : le crime contre l’humanité et le génocide. Et c’est à Lviv que naquit Leon Buchholz le grand-père de Philippe Sands. Lviv a longtemps été peuplée de trois communautés : les Polonais, les Ukrainiens et les Juifs. Après la Seconde Guerre mondiale les Polonais avaient été déplacés et les Juifs exterminés. Auparavant Polonais et Ukrainiens s’étaient souvent affrontés pour le contrôle de la cité. Outre leur nationalité, la religion les opposait. Les Polonais étaient des catholiques romains et les Ukrainiens aussi appelés Ruthènes des catholiques grecs ou des orthodoxes. Mais le goût des pogroms les réunissait. Au XXe siècle la vie en Galicie a été régentée par une série de catastrophes. Les bombes à retardement laissées par la désintégration de l’Autriche-Hongrie, le pacte germano-soviétique qui attribua la région aux forces de Moscou, et l’arrivée des Nazis. Tout au long de cette histoire les migrations des habitants se sont succédé, du moins tant qu’elles furent possibles. Car pour les Juifs de Galicie les portes de l’exil allaient se fermer.
Il n’était pas de sort plus dur dans cette ville que celui du Juif étranger qui venait de l’est
C’est à l’automne 2010 que Philippe Sands arrive la première fois à Lviv pour donner une conférence sur les origines du droit international. Il y parle de Lauterpacht et de Lemkin devant des personnes qui ignoraient que ces deux grands juristes les avaient précédées dans ce lieu. Il explique que le génocide diffère du crime contre l’humanité en ce qu’il sous-entend une volonté d’anéantir un groupe. Mais il y a une autre motivation à la venue de Sands en Ukraine : la recherche du passé de son grand-père Leon qui y avait vécu de sa naissance en 1904 à son départ pour Vienne en 1913. C’est pourquoi Sands est accompagné de Ruth sa mère, la fille de Leon. Même à Vienne la vie de Leon avait été compliquée, car comme le rappelait l’écrivain autrichien Joseph Roth, il n’était pas de sort plus dur dans cette ville que celui du Juif étranger qui venait de l’est. Pour échapper aux Nazis Léon est parti avec sa fille à Paris en janvier 1939, un peu après l’Anschluss. Ruth réussira à les rejoindre en 1941. Sur les soixante-dix personnes de la famille de Leon, il est en 1945 le seul rescapé.
En droit rien n’interdisait ces meurtres commis par un État souverain contre ses ressortissants
Hersch Lauterpacht a étudié à Vienne. C’est dans la capitale autrichienne qu’il se rallie à l’idée que les droits de l’individu priment sur ceux des groupes, alors que l’idée dominante était que le droit servait le souverain. En 1923 Lauterpacht s’installe à Londres avec sa femme. D’origine plus modeste Raphael Lemkin était le fils d’un métayer juif né à quelques centaines de kilomètres de Lviv dans une région polonaise annexée par la Russie. Il commence ses études de droit à Lviv. Sa réflexion sur les crimes contre l’humanité provient des pogroms qu’il a connus, mais aussi d’un procès qui s’était tenu en 1921 à Berlin. Un jeune Arménien était jugé pour avoir tué un ex-ministre ottoman afin de venger les assassinats de ses compatriotes par les Turcs. En droit rien n’interdisait les meurtres d’un État souverain contre ses ressortissants. Lemkin fait carrière en Pologne avant d’émigrer aux États-Unis quand il réussit à quitter son pays en 1940 via la Suède, l’Union soviétique et le Japon.
Les juges auront à choisir entre deux concepts pour prévenir les assassinats de masse
En octobre 1938 Hans Frank est nommé gouverneur de Pologne. Le contrôle de Lviv lui échappe car la cité est alors sous domination soviétique. En rompant le pacte signé avec Staline en juin 1941 Hitler envoie son armée vers l’est et fait de Frank le nouveau maître de la ville. Il sera le responsable des meurtres des familles de Lauterpacht et de Lemkin. C’est lui qui dirigera la grande rafle, la grosse Aktion, qui fera mourir les 50 000 Juifs parqués dans le ghetto. Le gouverneur de Pologne est arrêté en mai 1945 par les Américains pendant sa fuite vers l’ouest. Malgré ses dénégations il est envoyé devant le tribunal de Nuremberg où comme tous les accusés il se prétend innocent. C’est dans ces circonstances exceptionnelles que les procureurs et les juges auront à choisir entre deux concepts pour prévenir les assassinats de masse : celui de Lauterpacht qui protège les individus et le concept de Lemkin qui protège les groupes. Ils vont les utiliser inégalement pour réfuter l’argumentation de la défense qui rejette les assassinats sur les États. Tous les accusés sauf trois sont jugés coupables mais jamais de génocide. Hans Frank sera donc pendu. Le combat des deux juristes juifs aboutira en 1998, après les massacres de Yougoslavie et du Rwanda, par la création d’une cour pénale internationale. De quoi faire peur à Poutine ?
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