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Le blog de Laurent Bisault

La dispute des économistes, Gilles Raveaud, Éditions Le Bord de l’eau

Août 29, 2023 #Le Bord de l'eau

C’est le premier livre de Gilles Raveaud, un des trois disponibles en accès intégral. Celui dont Raveaud dit qu’il est le plus facile, lisible par tous. De la multitude des courants de pensée économique, il en a retenu quatre : la pensée libérale incarnée par Adam Smith, le circuit économique de John Maynard Keynes, le pouvoir expliqué par Karl Marx, et l’écologie chère à Karl Polanyi. Gilles Raveaud les présente du plus libéral à celui qui l’est le moins et non pas par ordre chronologique. Gilles Raveaud est maître de conférences en économie à l’Institut d’Études européennes de l’université Paris 8 Saint-Denis, ainsi que journaliste à Charlie Hebdo. Deux fonctions qui le rapprochent de Bernard Maris à qui il a succédé à Charlie. La filiation des deux économistes est forte. Non seulement parce que Raveaud a écrit Bernard Maris expliqué à ceux qui ne comprennent rien à l’économie un livre que j’ai déjà chroniqué sur ce blog. Mais aussi parce qu’ils étaient amis. Gilles Raveaud est-il pour autant « Marisien » ce qui signifierait que Bernard Maris aurait créé une école de pensée ? Rien n’est moins sûr. Disons que Gilles Raveaud partage avec celui qui fut son professeur une certaine conception de la discipline. « Qu’il n’existe pas une seule façon de penser l’économie » parce que les économistes ne viennent pas tous du même milieu, et n’ont pas tous reçu la même éducation. Et qu’en conséquence les décisions qui découlent de leurs théories peuvent être antinomiques. Maris aimait dire qu’élaborer une théorie, aussi brillante fût-elle, ne vous donne pas le droit d’imposer aux autres votre vision de la société. Pour désacraliser cette « science » il ne lésinait pas sur l’humour en écrivant par exemple que les experts boursiers relèvent comme les maîtres du vaudou de la sorcellerie. Mais que les sorciers du vaudou sont plus honnêtes parce qu’on les repère facilement à leur slip en peau de léopard. Gilles Raveaud se livre peu sur ses préférences en matière de sous-vêtements, mais quelque chose me dit qu’il ne renierait pas les propos du grand Bernard. Ce qui est certain c’est que Raveaud comme Maris voit l’économie comme une science sociale, ancrée dans des temps et des lieux. En l’occurrence l’Angleterre et sur deux siècles pour ses quatre penseurs dont aucun n’était économiste de formation. Smith et Marx étaient philosophes, Keynes mathématicien, Polanyi historien. Keynes raffolait du champagne. Marx en aurait peut-être bu, mais il n’avait pas une thune et il vivait aux crochets de sa femme et de Friedrich Engels. Cette diversité de savoirs et d’époques a assurément contribué à enrichir la « science » économique. À la fin du livre Gilles Raveaud exprime clairement son souhait d’échapper au libéralisme. Pour ce faire il convient d’abord de l’étudier.

Smith le libéral s’en prenait aux entrepreneurs qui restreignaient la concurrence

Adam Smith ou l’inventeur du libéralisme voire du tout marché. C’est ainsi qu’est souvent présenté celui qui s’était donné pour but de construire une science qui permettrait « d’enrichir à la fois le peuple et le souverain ». Certes l’Écossais voyait dans le marché un moyen d’exprimer sa créativité, ainsi qu’un lien social participant à la satisfaction des besoins des autres. Mais il n’ignorait pas que les conflits entre maîtres et ouvriers tournaient généralement à l’avantage des premiers, et il en appelait à un salaire minimum parce qu’on ne pouvait se satisfaire d’une société où nombreux étaient ceux réduits à l’état de misère. Il ne prétendait pas non plus que grâce à une « main invisible » les initiatives individuelles déboucheraient sur un juste partage des richesses. Pour lui le profit était une part du produit du travail de l’ouvrier que lui arrachait le capitaliste. Smith le libéral s’en prenait aux entrepreneurs qui restreignaient la concurrence notamment via des corporations. Pour Smith la régulation du marché passait par les prix. En situation de concurrence parfaite, s’ils étaient trop bas les consommateurs seraient amenés à demander plus de produits que ne pourraient en fournir les producteurs. Qu’ils fussent trop élevés et les quantités produites ne trouveraient pas toutes preneurs. Il fallait donc qu’ils puissent bouger pour atteindre les prix d’équilibre. Pour les libéraux qui se revendiquent de Smith toute intervention de l’État nuit à la détermination de ces prix, seul le marché est à même d’y parvenir. C’est ce que revendique le principe d’une concurrence libre et non faussée promu par l’Union européenne.

Keynes expliquait que les entrepreneurs étaient au cœur du circuit économique

C’est en montrant que le « laissez-faire » des libéraux appliqué au marché du travail n’était pas une solution au chômage, que John Maynard Keynes est entré dans l’histoire. Sans intervention publique la baisse des salaires qui en découlerait entraînerait une réduction de la demande et une nouvelle détérioration de l’emploi. Keynes expliquait que les entrepreneurs étaient au cœur du circuit économique. Qu’ils soient optimistes et leurs embauches relanceraient l’économie, alors qu’une vision pessimiste de l’avenir enclencherait le cercle vicieux des faillites et du chômage. L’ennui est que les entrepreneurs sont rationnels. Or diminuer l’emploi et les salaires peut parfaitement constituer la meilleure solution pour leur entreprise. Mais si tous adoptaient cette stratégie le pire nous serait promis. Face à une telle situation le marché ne peut rien. Seule la puissance publique peut y remédier via l’État ou la Banque centrale. La Banque centrale le fera en baissant les taux d’intérêt pour relancer l’activité. Mais Gilles Raveaud explique que la Banque centrale européenne est aujourd’hui obsédée par la peur d’alimenter l’inflation comme cela s’est produit dans les années soixante-dix. Reste heureusement la possibilité que l’État agisse. Keynes a abondamment explicité le fonctionnement du multiplicateur budgétaire, un processus qui permet à l’État, pour un euro injecté dans le circuit économique, d’en récupérer deux, trois voire cinq. Malheureusement cela ne fonctionne que partiellement, surtout en économie ouverte, et cela dépend aussi des choix des agents économiques. Qu’ils épargnent au lieu de consommer et le multiplicateur prend un bon coup dans le museau. La question ne se pose que pour ceux qui sont en capacité d’arbitrer entre la consommation et l’épargne, c’est-à-dire les plus aisés. On peut la régler avec de nouveaux impôts utilisés à bon escient. Des relances coordonnées dans une partie de l’Europe et des mesures protectionnistes constitueraient d’autres moyens d’action. Profondément novateur par son apport sur le déséquilibre en économie et le rôle des institutions, Keynes n’en reste pas moins partisan de l’économie de marché. Mais un demi-siècle avant lui le grand barbu avait proposé une autre voie.

Pour Marx la richesse ne découle pas comme chez Smith de l’échange mais de la violence

Impossible de réduire Karl Marx au simple statut d’économiste. Philosophe de formation, connu pour ses activités révolutionnaires, il s’était donné pour but de combattre le capitalisme et de comprendre les forces sociales capables de le terrasser. Né en Prusse, passé par Paris, c’est à Londres dans le pays de la révolution industrielle, qu’il commence à rédiger Le Capital. Pour Marx le capitalisme est un système économique dans lequel les moyens de production sont possédés par quelques-uns qui utilisent la force de travail que leur louent les ouvriers. Alors que chez les économistes qui l’ont précédé le salaire versé est présenté comme la rémunération du travailleur, il n’est plus chez Marx qu’une partie de la richesse qu’il crée. Le reste, la plus-value, est empochée par le capitaliste. C’est cette exploitation qui permet l’accumulation du capital. Pour Marx la richesse ne découle pas comme chez Smith de l’échange mais de la violence. C’est ainsi que s’est déroulée la révolution industrielle anglaise, en expropriant les paysans de leurs terres et en asservissant les populations de l’Empire britannique. Par exemple en contraignant l’industrie indienne à ne produire que du coton brut qui sera transformé en Angleterre. Pour Marx l’exploitation des travailleurs est le moteur du capitalisme et en même temps ce qui va causer sa perte. Car plus on accumule du capital, plus le rapport des profits issus de l’exploitation des salariés au capital diminue. C’est une loi tendancielle à laquelle le capitaliste peut contrevenir de plusieurs façons : allonger la durée du travail, baisser les salaires ou encore acheter des machines moins chères. Dans tous ces cas les salariés sont perdants, et à terme comme chez Keynes les salaires ne sont plus suffisants pour acheter tout ce qui est produit. Les crises de surproduction sont donc consubstantielles au capitalisme et elles devraient à terme causer sa perte. On doit toutefois reconnaître que la bête s’est montrée au cours du temps particulièrement résiliente.

Polanyi refusait de réduire le travail, la terre et la monnaie à de simples marchandises

C’est le moins connu des quatre économistes choisis par Gilles Raveaud, le seul que je n’ai jamais étudié à la fac. Celui qui a été traduit et édité le plus récemment en France. Karl Polanyi est né en Hongrie en 1887 avant de migrer dans les années trente en Autriche et en Angleterre pour fuir en tant que juif le nazisme, et de s’établir après la guerre aux États-Unis. Polanyi refusait la construction d’un système universel de marchés mettant la société au service d’une logique marchande. Il expliquait que cette vision de la société était récente, et que les échanges avaient été effectués précédemment dans d’autres cadres, la famille, la religion ou encore la tradition. Les réduire à une simple compétition avec à la fin un accord sur les prix était selon lui risqué car cela nous pousse à nous comporter de manière égoïste, cela dissout les communautés et fait reculer le sens moral. Polanyi refusait de réduire le travail, la terre et la monnaie à de simples marchandises. Pour lui le travail a longtemps été régi dans des corporations en dehors de toute logique marchande. Ni libéral car il refusait l’existence de l’homo œconomicus, ni marxiste déniant l’existence de la lutte des classes, Polanyi était porteur d’une troisième voie. L’économie sociale et solidaire en est une incarnation car elle est fondée sur la coopération et non la compétition. Mais son fonctionnement en a aussi montré les limites avec souvent la même appétence aux gains pour ses dirigeants que pour ceux des sociétés de capitaux, et la même absence de démocratie pour ses salariés. Polanyi a aussi ouvert des portes à des réflexions sur l’impossibilité de laisser au marché l’administration de la nature. Ceux qui proclament aujourd’hui que « Le monde n’est pas une marchandise » s’en inspirent, peut-être même sans le savoir.

Téléchargement gratuit de La dispute des économistes
http://blogs.alternatives-economiques.fr/system/files/inline-files/Raveaud%20-%20Dispute%20Economistes%20%282013%29.pdf

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