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Le blog de Laurent Bisault

Ce que le football est devenu, Jérôme Latta, Éditions Divergences

Oct 29, 2023 #Divergences

« Le football n’est pas une question de vie ou de mort, c’est quelque chose de beaucoup plus important que cela. ». C’est avec cette citation de Bill Shankly le mythique entraîneur de Liverpool que débute le livre de Jérôme Latta. C’est parce qu’il considère que ce sport vecteur de lien social a généré une culture digne de considération bien qu’il ait été dévoyé à son sommet, que Jérôme Latta a écrit son bouquin. Pour ceux qui ne le connaissent pas, Latta est un de ceux qui ont créé et fait vivre Les Cahiers du football, une revue de référence sur ce sport dont un des slogans est « Un autre football est possible ». Après avoir lu Ce que le football est devenu on devrait dire « Un autre football est souhaitable » tant le sport le plus pratiqué au monde a été entraîné ces trente dernières années dans les dérives libérales de nos sociétés. Le foot est devenu plus inégalitaire, les clubs les plus riches ont désormais la quasi-certitude de se partager les trophées, et nombreux sont ceux qui sont passés aux mains de puissances financières. Pour cela les tribunes ont été gentrifiées, l’accès aux retransmissions télévisuelles a été rendu plus coûteux, les joueurs dont les salaires ont explosé ont été transformés en actifs spéculatifs, et la corruption n’est désormais plus l’exception. La création en Europe d’une « Super Ligue » fermée en 2021 aurait dû constituer la quintessence de la libéralisation du football. Elle a pourtant été refusée par de nombreux clubs et plus encore par leurs supporteurs. Mais rien ne prouve que cette victoire soit définitive. C’est pourquoi la compréhension de l’évolution du football est aussi importante. C’est pourquoi il faut se défaire d’une vision qui voudrait que le sport soit apolitique, pour en comprendre les évolutions.

Une grande partie des nouvelles ressources sont passées dans l’achat de joueurs

Un des premiers leviers du développement économique du football a été l’explosion des droits de diffusion. Les clubs ont longtemps été opposés à la présence de caméras dans les stades, persuadés qu’ils étaient que cela ferait baisser le nombre de spectateurs. Mais l’apparition de chaînes de télé payantes comme Sky au Royaume-Uni ou Canal plus en France, en quête de spectacles à offrir à leurs abonnés, a tout emporté. Les droits nationaux de la Ligue 1 ont ainsi évolué entre le milieu des années 80 et 2016 de 106 millions d’euros à 727 millions par an. Une grande partie des nouvelles ressources sont passées dans l’achat de joueurs. Les principaux perdants de l’explosion des droits ont été les pays à faible poids démographique, c’est-à-dire avec un marché intérieur générant peu de droits télévisuels, ou à bas niveau de vie. Ce sont les anciens pays de l’Est et de grands pays de football tels les Pays-Bas ou le Portugal.

Le dernier de la Premier League reçoit davantage de droits de diffusion que les champions d’Allemagne, d’Espagne, d’Italie et de France

La révolution néolibérale du football a débuté en Angleterre le 15 août 1992 avec la création de la Premier League. Portée par la volonté de mettre fin au hooliganisme, elle a chassé les classes populaires des stades. Ce mouvement s’est amplifié en 1995 avec l’arrêt Bosman qui a fait sauter les quotas de joueurs communautaires dans les clubs. La nouvelle rentabilité des clubs anglais, qui ont su multiplier les sources de financement, a attiré de nombreux investisseurs étrangers, américains, russes, asiatiques et moyen-orientaux. Aujourd’hui le dernier club de la Premier League reçoit davantage de droits de diffusion que les champions d’Allemagne, d’Espagne, d’Italie et de France. Au début les nouveaux propriétaires comme Roman Abramovitch à Chelsea n’étaient pas attirés par l’appât du gain mais par la notoriété. La famille américaine Glazer a toutefois gagné de l’argent en achetant Manchester United grâce aux dividendes que leur verse le club au détriment des résultats sportifs. Dans certains cas, à Bordeaux, Sochaux ou Malaga, la volatilité des investisseurs a plongé les clubs en pleine crise sportive. Les ligues nationales elles-mêmes se sont mises en danger en cédant une partie du capital de leurs sociétés commerciales, échangeant ainsi des revenus futurs contre un versement immédiat de cash. La financiarisation des clubs est également illustrée par l’apparition de la multipropriété de clubs. La holding de Manchester City détient ainsi une douzaine de clubs filiales à travers le monde dont celui de Troyes en France. Outre les conflits d’intérêts qu’elle génère quand deux clubs du même groupe se rencontrent, la multipropriété transforme les clubs filiales en clubs vassaux qui doivent céder leurs meilleurs jeunes à la tête de groupe.

La montée des inégalités a été renforcée par les instances du football

Pour alimenter la nouvelle économie du foot, le trading des joueurs s’est développé. Il consiste à se spécialiser dans l’achat-revente des footballeurs avec à la clef une juteuse plus-value. Pour ce faire il convient de mettre en valeur ceux qui sont devenus des actifs spéculatifs et enregistrés comme tels dans le bilan des clubs. Après une ou deux bonnes saisons le jeune joueur, formé au club ou acheté, sera vendu. Peu importe que le club qu’il quitte se mette sportivement en danger en se séparant de ses meilleurs espoirs, le nouveau modèle économique l’impose. Monaco et Lille en sont de bons exemples en France. De nombreux clubs portugais en ont fait leur spécialité. La montée des inégalités a aussi été renforcée par les instances du football. En France les droits de diffusion ont été attribués en priorité aux plus gros clubs. Dans les compétitions européennes les matchs à élimination directe ont été abandonnés et le nombre de participants des plus grands pays augmenté. Avec ce système les clubs les plus riches, ceux qui ont les meilleurs joueurs, sont presque certains d’aller loin dans les compétitions. Les temps où le grand Ajax d’Amsterdam, le Celtic de Glasgow ou le Steaua Bucarest gagnaient la principale compétition européenne est désormais révolu. Complices de cette nouvelle donne, les instances européenne et mondiale du foot ont su en profiter en se gavant au passage. Et pour ce faire tous les moyens sont bons y compris en attribuant la Coupe du monde à des pays autocratiques. Au moins avec eux on est certains que les éventuels opposants seront muselés.

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