Surbooké

Le blog de Laurent Bisault

Chavirer, Lola Lafon, Éditions Actes Sud

Fév 1, 2021 #Actes Sud

Ce livre est bien plus que la simple histoire d’une jeune fille dont on aurait abusé et dont le cas ressortirait à l’occasion du mouvement MeToo. Ce qui constituerait une bonne raison pour s’y intéresser. Chavirer est aussi le portrait d’une collégienne qui aurait pu se sentir coupable d’avoir coopéré aux dépens de celles qui l’entouraient. C’est la vie d’une femme qui a tout sacrifié à sa passion : la danse. C’est la confrontation de personnages d’origine modeste qui ignorent les clés de la réussite sociale. Chavirer est un élément supplémentaire dans l’œuvre de Lola Lafon que beaucoup avaient découverte avec La petite communiste qui ne souriait jamais, le portrait de Nadia Comaneci qui plongea le monde dans l’extase en participant aux Jeux olympiques de Montréal en 1976. Cléo est à peine plus jeune que Nadia quand elle apparaît en 1984 dans Chavirer. Elle a treize ans et elle est en classe de quatrième au collège de Fontenay-sous-Bois en banlieue parisienne. Sa mère est vendeuse de vêtements dans un magasin pour femme forte et son père se débat pour avoir un travail. Pas riches, pas en difficulté non plus. Cléo découvre la danse avec Stan un professeur de modern jazz à la MJC de Stains. L’entraînement est quasi militaire ce qui impose de renoncer aux rollers, à la course à pied, au ski et à dévaler les escaliers à toute vitesse. Chaque matin Cléo ressent de nouvelles douleurs. Un jour une femme lui demande si elle dispose de quelques instants à accorder. Cela ne lui était jamais arrivé. Elle s’appelle Catherine mais elle préfère qu’on l’appelle Cathy. Cathy travaille à la fondation Galatée qui soutient les adolescentes présentant des capacités exceptionnelles en leur attribuant une bourse. La Boom avec Sophie Marceau, David Hamilton, elle en a placé des jeunes espoirs. Cathy est plus belle qu’une mère, plus fascinante qu’une copine. Elle emmène Cléo acheter des habits. Quand on a un joli corps, on peut tout se permettre. Cléo choisit le Forum des Halles, probablement le seul endroit qu’elle connaît à Paris mais ce sont Les Champs-Élysées. Ses parents signent l’autorisation et acceptent la séance de photos.

Chavirer est le roman de nos coulisses, de ce qui se joue dans notre part d’ombre

À chaque fois elle ramène des cadeaux, souvent un billet de 100 francs. Cathy s’occupe bien d’elle. Elle l’emmène voir des films interdits au moins de seize ans et elle lui fait lire L’amant de Marguerite Duras. Et puis ça ne marche pas. Est-elle frigide, Cléo treize ans ? On lui attribue une nouvelle fonction. La bourse elle l’aura mais pas avant l’année prochaine. Elle a le temps, elle est jeune. En attendant elle pourra faire découvrir la fondation à d’autres filles de son entourage. De préférence de milieux modestes, la fondation étant à vocation sociale. Betty avait tant insisté, elle la propose. Betty a besoin de la bourse et sa mère encore plus. Cléo va faire sa vie jusqu’à l’année 2020, celle de ses 48 ans, quand on retrouve un fichier d’images de jeunes filles liées à la fondation Galatée. Pendant ces trente-six années Cléo a fait souffrir son corps de danseuse, arrachant de petits contrats aux prix de multiples renoncements. Sans jamais parler de ce qu’elle avait connu adolescente. « Chavirer est le roman de nos coulisses » nous dit Lola Lafon. « De ce qui se joue dans notre part d’ombre, tandis qu’on prétend être indemne. À force de temps, la chair écorchée se reconstitue mais l’écharde affleure. Cléo se cogne à l’impossibilité de se pardonner comme à celle d’être pardonnée. ».

Le blog de Lola Lafon
http://lolalafon.toile-libre.org/main/?p=518

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