C’est une femme que l’on voit toujours jeune tant elle incarne le dynamisme. Florence Aubenas, longtemps journaliste à Libé, un temps à L’Obs puis au Monde depuis 2012, est autant réputée pour ses reportages que pour les bouquins qu’elle en a tiré. Également appréciée pour son traitement des faits divers que pour ses reportages de guerre. C’est en couvrant le procès d’Outreau qu’elle s’est fait connaître, étant une des premières à douter de la culpabilité de l’ensemble des inculpés. Elle avait vu juste car si des adultes avaient bien abusé d’enfants, l’institution judiciaire avait sérieusement dérapé en envoyant en prison des innocents. Sa célébrité elle la doit aux cinq mois de captivité en tant qu’otage en Irak. Elle s’en serait évidemment passé et a refusé de les raconter. Ce qui impressionne chez elle c’est sa simplicité, on pourrait presque dire sa naïveté quand elle accepte de partir au Rwanda pour Libé qui cherche un reporter de guerre. Cela lui vaut de se retrouver face à un déferlement de Tutsi fuyant leur pays pour sauver leur peau, et surtout d’accepter de prendre avec elle le bébé d’une femme pour le sauver. La demande aussitôt acceptée, aussitôt imitée par un océan de bras la suppliant de prendre les leurs. Simple elle l’est également quand elle explique qu’elle a demandé un salaire qu’elle pouvait assumer pour rentrer au Monde, soit 4 000 euros par mois. Florence Aubenas a couvert les conflits en Afghanistan, au Kosovo, en Algérie et a aussi passé beaucoup de temps en France en racontant des évènements qui pourraient paraître anodins. Son dernier livre L’inconnu de la Poste présente un meurtre commis dans une petite ville de l’Ain dont fut accusé un jeune homme ancienne vedette de cinéma. Florence Aubenas, nullement ardéchoise mais née à Bruxelles, s’interroge en 2009 sur ce qu’est concrètement la crise.
Il est loin le temps où les employés de Pôle Emploi étaient d’anciens travailleurs sociaux
Pour y répondre elle part chercher du travail de façon anonyme dans une ville qu’elle ne connaît pas. Ce sera Caen. Florence s’inscrit au chômage en déclarant pour seul diplôme un baccalauréat, expliquant son inactivité des vingt dernières années par une vie avec un homme qui subvenait à ses besoins et qui l’a quittée. Florence Aubenas garde son nom, se teint en blonde et change de lunettes pour ne pas être reconnue. Elle décide de poursuivre son immersion dans sa nouvelle vie jusqu’à l’obtention du Graal des demandeurs d’emploi : un CDI. Cela lui prendra six mois. Le premier entretien d’embauche la mène à Cabourg pour un emploi de gouvernante dans la coquette station balnéaire. Elle sera nourrie à la table des patrons, logée dans leur maison, lui entrepreneur à la retraite et elle femme au foyer. L’emploi est plutôt bien payé mais elle le refuse parce qu’elle ne veut pas entrer dans l’intimité de particuliers. Elle ne s’est rendue à Cabourg que pour voir à quoi ressemblait un entretien d’embauche. Pourtant Florence avait dit à celui qui lui avait indiqué l’adresse qu’elle accepterait tout. Ici tout le monde accepte tout lui avait répondu l’employé de l’agence d’intérim. À Pôle Emploi on lui suggère de devenir agent de nettoyage, femme de ménage pour ceux qui ignorent la terminologie officielle. Un métier qui n’a rien d’évident pour elle dont la mère féministe a toujours considéré que le ménage incombait aux hommes. Florence découvre à Pôle Emploi les drames de ceux et surtout de celles qui ont besoin de travailler, ainsi que les peurs des conseillers qui craignent de se retrouver face à l’arme d’un chômeur excédé. Il est loin le temps où les employés de Pôle Emploi étaient d’anciens travailleurs sociaux, ils ont cédé la place aux commerciaux. Pour Florence ça s’annonce mal. Femme de plus de 45 ans, pas d’emploi récent ni de formations particulières, sans voiture, elle accumule les handicaps. Elle ressert son histoire de mec qui l’a laissé tomber, en précisant qu’il était garagiste, une profession que Florence a toujours trouvée sexy. Elle enchaîne en vain salons de l’emploi et formations, toujours rien en vue. Elle rencontre beaucoup d’hommes et de femmes qui cherchent comme elle un boulot après avoir accumulé échecs et humiliations. On l’avait prévenue : ne surtout jamais prendre un boulot sur un ferry-boat à Ouistreham. Ce sont les pires. Pires que dans les boîtes de bâtiment turques qui te payent plus mal qu’en Turquie. Pires que chez les ostréiculteurs ou les maraîchers. Pourtant Florence accepte et se pointe le lendemain au siège de l’entreprise quai Charcot. Elle est embauchée pour six mois, six jours par semaine de 21h30 à 22h30, contre 250 euros par mois plus les primes du week-end. Reste à trouver l’indispensable voiture, ce qui sera vite fait.
En 2009 le lumpenprolétariat ne travaille plus dans les mines, les usines automobiles ou textiles. Il nettoie les bateaux, les supermarchés et les campings.
À bord du ferry elle fait les sanis, récure les cuvettes des WC, des boulots exclusivement réservés aux femmes. C’est physique, exténuant, chronométré, du taylorisme sur mer. Le récit de Florence Aubenas évite tout voyeurisme tant elle est rentrée dans son personnage. Elle nous transmet la pression des petits chefs pour terminer dans les temps, les humiliations quotidiennes, la peur de ne pas être prise pour des emplois complémentaires, le manque de sommeil entre les nettoyages du soir et ceux du matin. Elle montre les formations inutiles imposées par Pôle Emploi, l’infantilisation de ceux qui sont envoyés en stage et qui craignant de tout perdre n’osent pas faire respecter leurs droits. En 2009 le lumpenprolétariat ne travaille plus dans les mines, les usines automobiles ou textiles. Il nettoie les bateaux, les supermarchés et les campings. Les syndicats ? Quels syndicats ? Même à Caen qui fut une citadelle ouvrière, les usines ont fermé les unes après les autres sans qu’ils puissent rien arrêter. Les syndicats c’était pour les grandes boîtes avec des hommes à l’intérieur. Il y avait bien Moulinex mais Moulinex est parti en Chine et les anciennes doivent flouter leur CV pour retrouver un employeur. Il n’est pas rare que les chômeurs demandent spontanément à être payés en dessous du Smic. Alors les filles que côtoie Florence Aubenas se débrouillent en achetant en grande quantité, en faisant dépanner leur voiture par des copains. Toutes ne vivent pas dans la misère. Certaines acceptent ce métier pour garantir le mieux à leurs enfants. Finalement Florence Aubenas décroche son CDI. Deux heures et demie par semaine, payées 8,94 euros bruts de l’heure. Belle victoire. Ce que ne dit pas Florence Aubenas dans sa postface, mais qu’elle raconte dans sa longue interview diffusée dans À voix nue, c’est que ses anciennes collègues ont eu du mal à admettre qu’elle était journaliste quand elle est retournée les voir. L’une d’elles ayant même ajouté : « Depuis quand les journalistes s’intéressent-ils à nous ? ».
À voix nue
https://www.franceculture.fr/emissions/series/florence-aubenas
Un très bel article qui donne envie de l’écouter.
smig ? plutôt smic depuis 1970
Merci. Oui smic. Je fais cette erreur depuis des années. J’ai corrigé. Les cinq épisodes d’À voix nue sont magnifiques.