Au début il y eut une petite phrase sur le compte Instagram de Nicolas Mathieu : « Un des meilleurs bouquins que j’aie jamais lu ». Elle renvoyait à La supplication le livre de Svetlana Alexievitch, une écrivaine biélorusse qui a reçu le prix Nobel de littérature en 2015 pour ses écrits sur l’Afghanistan, Tchernobyl, et sur la politique russe envers l’Ukraine. Soit autant de sujets qui l’ont menée dans des relations conflictuelles avec les autorités de son pays. La Supplication sous-titrée « Tchernobyl, chroniques du monde après l’Apocalypse » est constituée de témoignages d’habitants et de personnes qui sont intervenues autour de la centrale après l’explosion. Sa lecture souvent insoutenable décrit autant l’horreur de ce qui s’est passé aux confins de l’Ukraine et de la Biélorussie, que la décrépitude du système soviétique qui n’a fait que l’aggraver. Svetlana Alexievitch nous dit sobrement au début de l’ouvrage que « Le 26 avril 1986 une série d’explosions détruit le réacteur et le bâtiment de la quatrième tranche du réacteur nucléaire de Tchernobyl. Pendant la seconde guerre mondiale les Nazis avaient détruit 619 villages en Biélorussie et exterminé leur population. À la suite de la catastrophe le pays en perd 485. C’est un désastre. »
« Tchernobyl, zéro mort » Arnaud Montebourg
Quelques semaines avant le post de Nicolas Mathieu, Arnaud Montebourg s’était exprimé à propos des centrales nucléaires : « Il faut relativiser la question du risque. Fukushima, zéro mort. Il y a un débat qui s’ouvre, mais enfin, zéro mort. Tchernobyl, zéro mort. ». Montebourg n’était pas interrogé par surprise au détour d’un trottoir. Il intervenait face au maire de Grenoble Éric Piolle dans un débat intitulé « Le nucléaire est-il écologique » organisé par Reporterre. Repris par Hervé Kempf un des animateurs, Montebourg a reconnu son erreur, sa « bêtise ». Le mot est faible quand on sait que certaines estimations parlent de plusieurs dizaines de milliers de morts, le plus difficile étant la mesure des décès différés. La lecture du livre de Svetlana Alexievitch ne laisse de toute façon aucun doute sur l’ampleur du drame. À Fukushima les décès furent infiniment moins nombreux mais ils ont existé en-dehors des morts du tsunami. En prononçant ces paroles Montebourg s’est probablement définitivement décrédibilisé. Mais il illustre aussi l’impossibilité d’avoir un débat rationnel sur le nucléaire devant la société française. Les raisons en sont multiples. Parmi les plus importantes il y a le système électoral français qui attribue la quasi-totalité du pouvoir au président de la république. Or le chef de l’État n’est jamais élu sur son choix énergétique mais sur bien d’autres éléments. Il en va différemment en Allemagne où la pratique du consensus a permis au pays de décider de sortir du nucléaire trois mois après la catastrophe de Fukushima. Il serait sain d’en discuter devant les Français qui en dernière instance choisiraient leur politique énergétique.
La prétendue excellence française dans l’industrie nucléaire n’est plus qu’un mythe eu égard aux retards de construction des EPR
On découvrirait alors que le risque nucléaire n’est nullement comparable aux autres risques industriels comme le prétend Arnaud Montebourg. Que l’électricité française principalement d’origine nucléaire n’est moins chère que parce que ne sont pas provisionnées les sommes nécessaires pour démanteler les centrales. Que les travaux demandés par l’autorité de sûreté du nucléaire (ASN) pour prolonger leur fonctionnement devraient coûter autour de 100 milliards d’euros. Que les énergies renouvelables sont désormais moins coûteuses que le nucléaire. Que l’Allemagne n’a pas augmenté ses rejets de CO2 en sortant du nucléaire comme le rappelle régulièrement Paul Neau. Ce pays a davantage augmenté sa production d’électricité renouvelable qu’elle n’a baissé ses productions nucléaires et fossiles sur les dix dernières années. Il y a certes encore trop d’électricité issue du charbon en Allemagne, mais il faut aussi prendre en compte la difficulté sociale à fermer les mines qui est d’une autre ampleur que celles induites par l’arrêt de Fessenheim en France. Que la prétendue excellence française dans l’industrie nucléaire n’est plus qu’un mythe eu égard aux retards de construction des EPR. Qu’il existe des scénarios de sortie du nucléaire en France comme celui de négaWatt qui s’appuie en plus des renouvelables sur l’efficacité et la sobriété énergétiques. Soit comme ne le cesse de le dire Corinne Lepage que le nucléaire est une industrie du passé. En attendant qu’un débat national s’ouvre on pourra toujours se contenter de la lecture de La supplication.
Aucune infirmière ne s’approche de son mari qu’elles qualifient de réacteur
À Tchernobyl les pompiers sont appelés pendant la nuit en urgence et partent en chemise balancer le graphite brûlant en bas du réacteur. Personne ne les avaient prévenus. Au matin ils sont transférés à l’hôpital. Beaucoup vont mourir mais ils ne le savent pas encore. Dans la ville on ne parle pas de radiations et les familles continuent à cultiver leur potager. La femme d’un pompier enceinte de six mois est prise de vomissements. Elle retrouve son mari dans un établissement radiologique moscovite où il a été transféré avec ses collègues quand elle apprend qu’elle ne pourra plus avoir d’enfants. Son système nerveux central et sa moelle épinière ont été touchés. Elle sera la seule épouse à pénétrer dans l’hôpital car les médecins veulent les protéger. Pour entrer elle leur a caché sa grossesse. Aucune infirmière ne s’approche de son mari qu’elles qualifient de réacteur. Malgré la greffe de la moelle osseuse de sa sœur son époux décède quatorze jours après l’explosion, il n’est plus qu’une énorme plaie. On l’enterre à Moscou dans un cercueil en zinc sous des dalles de béton. Sa femme et ses beaux-parents rentrent au village. Elle accouchera à huit mois et sa petite fille mourra aussitôt. Une kolkhozienne a trouvé dans les champs des morceaux de césium. On lui a conseillé de travailler avec des gants de coton, de laver les bûches et l’intérieur de sa maison, de ne plus utiliser l’eau, et enfin d’évacuer le village. Trop vieille pour partir, elle a préféré rester en étant ravitaillée par les miliciens. Au début elle lutte contre la prolifération des rats qui ne craignent plus rien. D’autres familles s’installent plus loin en se cachant pour échapper aux soldats qui ont tué tous les chiens porteurs de poussières radioactives. Elles font vingt kilomètres à pied pour le pain, mais elles peuvent continuer à cultiver autant qu’elles le souhaitent la terre étant libre d’accès. Elles boivent aussi le lait de leurs vaches avec toujours la même idée : rentrer au village.
Les soldats sont bien payés, trois fois leur solde habituelle, mais ne sont pas informés
Outre les pompiers les militaires envoyés sur le site payent un lourd tribut. Ils n’ont pas le choix, c’est ça ou la cour martiale. Ils y vont vêtus d’une calotte blanche, d’une blouse et d’un masque de gaze. La zone est déclarée interdite, déjà vidée de ses habitants, et les soldats sont fiers d’y travailler. Ils savent qu’ils sont nés, non pas pour être riches, mais pour devenir des héros. Leur tâche consiste d’abord à empêcher les habitants de rentrer ce qu’ils ne comprennent pas. D’un côté de la frontière leur maison leur est interdite, de l’autre les vaches paissent. Les soldats sont bien payés, trois fois leur solde habituelle, mais ne sont pas informés. Tout ce qui peut sortir de la zone se négocie en alcool. Certains leur disent qu’ils ne risquent rien même en léchant leur hélicoptère. D’autres les incitent à se fabriquer des protections. Ce n’est que trois ans après qu’ils commenceront à mourir. Ils revenaient presque tous d’Afghanistan où tout était plus simple. Une balle suffisait pour décéder. Revenu chez lui, un soldat donne son calot à son fils qui lui avait tant réclamé. Deux ans après cet enfant souffrira d’une tumeur au cerveau. Des bébés naissent avec une tripe aplasie : pas de vagin, pas d’anus, pas de rein gauche. Les médecins ne parviennent pas à les reconstruire et l’État biélorusse se refuse à lier ces pathologies à l’explosion de la centrale.
La nourriture a un goût de césium et de strontium
Tout va bien, tout est sous contrôle. C’est ce que Gorbatchev annonce aux habitants des villages touchés à la télévision. Le secrétaire local du parti communiste est attendu sur place. Mais où va-t-il passer ? Les militaires le comprennent en voyant la triple couche de bitume fraîchement posée qui lui évitera la poussière radioactive que tous avalent dans les chemins de terre. Dans les champs les pommiers sont en fleurs mais il n’y a aucune odeur. L’organisme réagit aux fortes radiations en bloquant certains organes. La récolte des légumes s’annonce exceptionnelle. Mais il est inconcevable de jeter les concombres. Les habitants multiplient donc les conserves. Sage précaution. À Noël les étals des magasins seront vides et les habitants compenseront avec leurs provisions au point que certains diront en plaisantant que la nourriture a un goût de césium et de strontium. Ils ont de toute façon fait au mieux pour protéger leur bétail. Certains ont gardé les vaches à l’étable tout en leur amenant de l’herbe des champs. Les appels au secours des physiciens sont ignorés des autorités. Pourtant les responsables politiques prennent des pastilles d’iode mais ne le distribuent pas à la population. Il ne faudrait pas déclencher une panique.
Merci Laurent, c’est le livre que je choisis pour la fête des pères.