Surbooké

Le blog de Laurent Bisault

Luttes et littérature

Mai 31, 2021

Chronique écrite pour l’émission Blood at Roots de Radio Mon Païs, 90.1 à Toulouse, du 28 mai 2021 de 19 à 20 heures 30
https://www.radiomonpais.fr/vos-emissions/blood-at-roots.html

Bonjour heureux de vous retrouver. Je suis ici parce que Stéphane m’a dit que le niveau de l’émission avait incroyablement baissé depuis mon dernier passage. Donc me voilà en tant qu’alibi culturel de Blood at Roots. Je vais vous parler des luttes dans la littérature. Et pour cela d’un romancier, bien connu pour être célèbre, Nicolas Mathieu. Vous en avez probablement entendu parler quand il a eu en 2018 le prix Goncourt avec un roman intitulé Leurs enfants après eux. Plutôt que ce livre je vais vous présenter son premier ouvrage, Aux animaux la guerre, qui s’inscrit mieux dans le thème de l’émission. Et ça tombe bien parce que ce roman est au moins aussi réussi que Leurs enfants après eux. Aux animaux la guerre c’est un roman noir comme ceux qui étaient écrits dans les années 80. Ceux de Jean-Bernard Pouy, Thierry Jonquet ou de Didier Daenincks. Pouy a accédé à la notoriété dès son premier livre Spinoza encule Hegel. Je vous avais prévenu ce soir on parle culture. Jonquet n’a écrit que des bons bouquins comme par exemple Les orpailleurs. Et Daenincks est rentré dans l’histoire avec Meurtres pour mémoire. Tous ces auteurs sont marqués à gauche voire à l’extrême gauche. Mais ce n’était pas toujours le cas parmi les auteurs de romans noirs. ADG qui écrivait à la même époque se revendiquait d’extrême droite. Et Céline l’auteur de Mort à crédit, l’abominable antisémite, écrivait aussi des romans sociaux qui décrivaient son environnement sans tenter de l’enjoliver.

Ce qui est sûr c’est qu’elle avait lu Marx quand elle était à la fac

Aux animaux la guerre c’est l’histoire de Martel qui, aussi loin qu’il se souvient, a toujours manqué d’argent. S’il en recevait pour son anniversaire il le dépensait immédiatement. Les conneries qu’il avait faites l’avaient mené au seuil de la grande délinquance. C’est pour cela que l’armée l’avait récupéré, dressé puis jeté. Quand son père meurt Martel revient dans les Vosges. Sa mère perd la boule, et comme il n’est pas un mauvais fils, il lui choisit le meilleur établissement ce qui lui vaut une facture semestrielle de 12 500 euros. Lui il est désormais ouvrier chez Velocia pour 1 600 euros par mois. Rita elle n’est pas du genre à se laisser marcher sur les pieds. Elle est inspectrice du travail. On dit d’elle qu’elle serait de mèche avec la CGT. Ce qui est sûr c’est qu’elle a lu Marx quand elle était à la fac. Alors le boucher qui ne déclare pas son apprenti, et encore moins sa femme, elle va se le faire. Pourtant la période ne s’y prête pas. Tous considèrent que le taf est devenu tellement rare qu’on ne peut plus faire la fine bouche. Tous, préfets, juges, patrons et même les représentants du personnel. C’est simple le code du travail n’est plus une protection du salarié mais un caillou dans leurs chaussures.

Il s’était pris au jeu et avait sauvé des copains sur le point d’être renvoyés

Pour gagner un peu mieux sa vie Martel fait le videur dans la salle des fêtes de son bled, avec Bruce l’intérimaire semi gogol de son usine. Ça lui rapporte au moins autant d’emmerdes que d’argent. Le Bruce il se farcit de stéroïdes pour la gonflette et ça ne l’arrange pas. Mais comme il deale du shit dans les concerts Martel en perçoit la moitié. C’est toujours ça de pris. Dans son usine Martel est syndicaliste. C’était pas une vocation. Ça s’était passé comme ça, il s’était retrouvé représentant du personnel au comité d’entreprise. Il s’était pris au jeu et avait sauvé des copains sur le point d’être renvoyés. Un jour des consultants débarquent dans leur usine décrépite pour faire des économies. C’est du sérieux, ils roulent en 607. Ils virent les intérimaires, suppriment les heures sup, remplacent les vieux qui travaillent de nuit par des jeunes qui bossent le jour. Pour les contrer Martel propose de distribuer les fonds du CE aux salariés contre une grève. Pas une officielle, une grève souterraine qui allait foutre le bordel. Ça marche si bien qu’une inspectrice du travail débarque. La connexion est établie.

À la fin du roman la partie est perdue

Quand Martel découvre qu’ils avaient déménagé une machine pendant la nuit il faut bien réagir. Mais comment puisque salariés et intérimaires ne sont pas loin de se foutre sur la gueule. En plus à force de plans sociaux, des mecs il n’y en a plus tellement à l’usine. Quant à l’inspectrice du travail, elle sait que le patron est dans son droit. Les salariés pourraient tout au plus gagner du temps en allant en justice. De son côté Martel doit trouver de l’argent pour se renflouer. Ça fait un moment qu’il se sert dans la caisse du CE. Mais là il est allé trop loin. 15 000 euros ça va se voir. Pour rembourser il se met d’accord avec les caïds du coin, les Benbarek. Ils lui filent la thune contre une mission pas vraiment avouable. Il doit ramener une fille de Strasbourg. Maintenant il leur est redevable. À la fin du roman la partie est perdue. Un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) est mis en place. Les lettres de licenciement vont partir. Enfin pour les salariés car les intérimaires n’ont droit à rien. La seule vraie victoire des ouvriers est que Velocia doit dépenser 50 briques pour dépolluer le site. Depuis un siècle que l’usine tourne, la terre n’a pas avalé que de la sueur. La direction organise un pot de départ. Tous y viennent, même Martel qui a pourtant pris du recul dans la lutte. Il avait fini par faire peur à ses collègues. Avec la fermeture de l’usine les plus vieux bénéficient d’une retraite anticipée, une cellule de reclassement va être mise en place. La direction offre quelques chips et de quoi prendre en verre. Eux aussi vont devoir changer d’emploi. Les ouvriers ne le voient pas comme ça. Ils ont prévu le barbec, les merguez, les côtes de porc et les packs de Kro. Ils picolent et jouent au foot. Et si c’était ça la lutte des classes ?

Dans une interview donnée à la revue Ballast en mai 2021, Nicolas Mathieu précise comment il pense interférer avec la réalité sociale. Il réfute le reproche qui lui est parfois fait d’écrire des ouvrages parce qu’il sont désespérants. Pour lui c’est au contraire en montrant la réalité qu’on est susceptible de faire réagir. Il s’inspire pour cela d’auteurs comme Flaubert, Céline, Annie Ernaux. Il y a explique Nicolas Mathieu une jubilation à montrer en une phrase qui sonne juste, tout le ridicule de la philosophie managériale. Celle-là elle fait du bien. Nicolas Mathieu affirme que sa réussite n’est nullement une preuve de l’existence d’un ascenseur social. Dans son cas elle est récente, puisque âgé de 42 ans il a bouffé de la vache enragée jusqu’à ses 35 ans en vivant de petits boulots. Il se considère comme une exception et ne veut pas cautionner l’idée d’une école qui serait le creuset de la méritocratie. Et surtout Mathieu aime à préciser qu’il y a dans l’existence bien des manières de réussir sa vie. On trouvera d’autant plus d’intérêt à cette interview en se remémorant ce qu’avait dit en 2020 Emmanuel Macron à propos de sa réforme des retraites. Il promettait de ne pas abandonner ceux que le système avait déjà abandonnés, leurs enfants et leurs enfants après eux. Leurs enfants après eux c’est le deuxième roman de Nicolas Mathieu, celui qui lui a valu le Goncourt et la notoriété qui va avec. L’allusion n’était pas due au hasard puisque plusieurs proches du président se sont empressés de dire que ce livre était pour eux une source de connaissances pour prendre en compte les transformations sociales. Même si ajoutaient certains ils ne l’avaient pas encore lu, mais ils allaient le faire. Promis juré, d’ailleurs le roman était déjà sur leur table de nuit. Nicolas Mathieu n’a jamais réagi à ces déclarations. On peut quand même imaginer ce qu’il en a pensé.

Someday des Strokes, morceau du début des années 2000 diffusé à l’antenne

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