On ne modifie pas un système d’imposition sans danger. L’histoire déborde de révoltes suscitées par le rejet des prélèvements fiscaux. C’est ce que nous dit l’excellent documentaire intitulé Histoire populaire de l’impôt, diffusé en deux fois par Arte. Il retrace pour cela l’évolution de la fiscalité depuis le Moyen Âge en France, en Grande-Bretagne et en Allemagne. Ses auteurs n’en concluent pas pour autant que le financement de la puissance publique par l’impôt serait par essence critiquable. Bien au contraire. L’impôt est consubstantiel à la démocratie. Sa généralisation est allée de pair avec l’extension des droits des citoyens. Ses reculs ont souvent été payés par la montée des inégalités. Les injustices fiscales génèrent d’importantes révoltes. Il serait bon de s’en souvenir à un moment où certains érigent les baisses d’impôts en progrès sociaux. Un bon fonctionnement de la démocratie a besoin de débats pour trancher. Faut-il toujours payer moins d’impôts et en faire porter les conséquences par ceux qui seront ainsi privés de l’aide des pouvoirs publics ? Ou plutôt considérer que la mutualisation des richesses permet d’assurer une meilleure cohésion sociale au prix de moindres libertés individuelles ? Le débat est ouvert et rien de mieux que l’histoire pour l’alimenter.
Au début du XVIIIe siècle les rois français sont contraints d’emprunter faute de pouvoir augmenter les impôts
Les auteurs du documentaire font remonter à l’année 1215 la première apparition du débat sur le consentement à l’impôt. 1215 c’est l’année où le roi d’Angleterre Jean sans Terre, souverain très impopulaire, demande de l’argent aux aristocrates pour financer ses guerres. Or ils refusent sauf à être consultés, ce qui donnera naissance à la Magna Carta, la grande charte qui est considérée comme le premier frémissement de la démocratie en Europe. À cette époque, les rois de France ne se financent pas par l’impôt. Ils vivent des revenus issus de leurs possessions. Mais très rapidement ce système montre ses limites, surtout pour payer les guerres. Charles VII s’autorise donc à taxer les paysans et les artisans pour financer la guerre de Cent Ans. Il a pour cela à sa disposition la gabelle, un impôt sur le sel, et surtout la taille jusque-là seigneuriale qu’il unifie à son profit. Les révoltes qui en découlent ne sont pas suffisantes pour dissuader les rois français d’inventer d’autres impôts comme le fait plus tard Louis XIV pour payer la construction de Versailles. En 1674 les Bonnets rouges se soulèvent en Bretagne, ce qui entraîne une répression féroce, les pendus jalonnant les routes de la région. Bien d’autres refus de l’impôt apparaissent en Europe, notamment dans le Saint-Empire romain germanique. Au début du XVIIIe siècle les rois français sont contraints d’emprunter faute de pouvoir augmenter les impôts. À la fin du siècle Louis XVI doit réformer l’imposition pour rembourser la dette de la royauté. Il convoque les états généraux, l’assemblée composée de représentants de la noblesse, du clergé et du tiers état, qui est seule habilitée à le faire. C’est la première fois que la question du consentement à l’impôt est posée dans le pays. À cette occasion des cahiers de doléances sont remplis partout. Les injustices dénoncées dans l’ensemble de la France vont contribuer à déclencher la Révolution, la décapitation du roi, et la création de la République. La nouvelle fiscalité va s’appuyer sur le foncier, en accord avec la théorie dominante des physiocrates selon laquelle seule la terre est créatrice de valeur.
En France l’impôt sur le revenu est mis en place en 1914 pour financer la guerre
Arrive la révolution industrielle anglaise qui s’appuie sur les hauts fourneaux, la machine à vapeur et leur corollaire la montée de la classe ouvrière. La fiscalité anglaise repose à ce moment sur les taxes foncières et les taxes sur la consommation, le vin, le tabac ou les allumettes. Elles sont profondément injustes car identiques quels que soient les revenus. Pour financer l’expansion du capitalisme qui demande des infrastructures ainsi que la conquête coloniale l’État emprunte pour le plus grand profit des prêteurs. Pour rembourser apparaît la tentation de créer un impôt sur le revenu plus juste, qui est refusé par les gouvernements anglais. Dans l’Allemagne naissante Bismarck s’y plie pour contenir la colère de la classe ouvrière et consolider le nouvel État. En France l’impôt sur le revenu est mis en place en 1914 pour financer la guerre. La déclaration des revenus est toutefois facultative et les hauts revenus pas plus sollicités que les autres. C’est donc par l’emprunt que les États payent la guerre. Des emprunts qui seront remboursés par les peuples à la fin du conflit en France ainsi qu’en Grande-Bretagne. Et plus encore en Allemagne qui doit également s’acquitter des réparations de guerre que les vainqueurs lui imposent. Pour éviter une révolution, la république de Weimar met en place une taxe qui prélève jusqu’à 60 % des plus hauts revenus. En France l’impôt progressif est adopté en 1920. Mais pas en Grande-Bretagne car les classes aisées obtiennent la baisse des dépenses publiques. Devant ces nouvelles fiscalités, les banques suisses commencent à publier des publicités dans les journaux afin d’attirer les capitaux français ou allemands. En 1942 William Beveridge propose un modèle de reconstruction pour la Grande-Bretagne avec la mise en place d’une protection sociale. Les chômeurs ne seront plus considérés comme des fainéants. Mieux encore, le remboursement de la dette de guerre attendra. Cette fois même les conservateurs ne peuvent s’y opposer. L’État social est créé, il est financé par l’impôt, pas par les cotisations comme dans le modèle de Bismarck. Le modèle anglais est universel, celui de l’Allemagne s’adresse à ceux qui peuvent payer. Pour financer la croissance française, on invente en 1954 la taxe sur la valeur ajoutée. Cette TVA est indolore pour les entreprises, payée par les consommateurs, et elle dédouane l’État d’augmenter l’impôt sur le revenu. Avec le Marché commun, elle se généralise en Europe car cette taxe est terriblement efficace mais totalement injuste. Le choc pétrolier de 1973 et la récession qui en découle introduisent une nouvelle donne. Pour indemniser les chômeurs le débat d’un impôt sur les grandes fortunes débute. Il aboutit avec la victoire de François Mitterrand en 1981. Enfin un impôt juste ? Dans les faits non, puisque l’outil de travail puis les œuvres d’art sont exonérés, ce qui n’empêche pas la fuite des capitaux vers la Suisse.
La poll tax provoque la chute de Thatcher
Pour vaincre le chômage une nouvelle rengaine apparaît aux États-Unis et en Grande-Bretagne : trop d’impôt tue l’impôt. Les ouvriers anglais privés d’emploi vont vite le comprendre en se heurtant à Margaret Thatcher qui s’inspire de penseurs libéraux tels Milton Friedman et Friedrich Hayek. L’époque est à la baisse des impôts, à la réduction des dépenses publiques et aux privatisations. La répression qui s’ensuit met à terre un siècle de culture ouvrière. Moins d’impôts c’est moins d’argent pour les services publics. Principaux bénéficiaires les ménages aisés, principaux perdants les plus pauvres qui ne sont plus soutenus par l’État. C’est l’instauration de la poll tax, un impôt local calculé sans prendre en compte les revenus ni le capital, qui l’incarne le mieux. Elle provoque la chute de Thatcher, sans pour autant que le rejet de cet impôt soit organisé ni structuré par des partis politiques ou des syndicats. Malgré sa défaite la « dame de fer » a marqué pour longtemps l’organisation du pays. En France la montée de la pauvreté apparaît au grand jour avec la création des Restos du cœur. Elle se traduit également par l’apparition d’un nouvel impôt pour financer la protection sociale : la contribution sociale généralisée (CSG). C’est un impôt sur le revenu à taux unique qui complète le financement traditionnel à base de cotisations.
Avec la libre circulation des marchandises les ouvriers vont payer deux fois cette politique
Premier janvier 2002, passage à l’euro. Les États qui y adhèrent se dessaisissent d’une prérogative millénaire : le contrôle de la monnaie. La circulation des capitaux en est facilitée au contraire de la capacité des États à prélever l’impôt. Les groupes industriels et financiers sauront s’en servir. Les détenteurs de capitaux, et ceux qui exercent les métiers les plus qualifiés dans leur pays ou ailleurs, aussi. Avec la libre circulation des marchandises, les ouvriers vont payer deux fois les conséquences de cette politique. En perdant leurs emplois qui partent dans d’autres pays, souvent au sein de l’Union européenne. Et en étant de plus en plus privés de l’accès aux services publics. Le vieux principe d’égalité devant l’impôt est désormais caduc. Les pays se livrent alors à une féroce concurrence pour attirer les capitaux. La loi Hartz4 transforme la Saxe-Anhalt, une ancienne province de la RDA, en un Land à bas salaires. Le parti socialiste en France, le parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) s’en inspirent. Cet abandon des avantages issus des conquêtes de la social-démocratie est rejeté dans les trois pays qui choisissent le référendum pour ratifier en 2005 la nouvelle constitution de l’Europe. En France, au Danemark et aux Pays-Bas. En vain puisque le projet sorti par la fenêtre, revient deux ans plus tard par la porte, avec le traité de Lisbonne.
De petits pays européens comme le Luxembourg ou les Pays-Bas n’ont pas grand-chose à envier aux îles exotiques
La crise des subprimes de 2008 va casser encore un peu plus l’État social car il faut bien utiliser les deniers publics pour sauver les banques. En Allemagne le ministre des Finances Wolfgang Schäuble introduit le concept de déficit zéro dans la constitution. En France Éric Woerth met en place le bouclier fiscal pour plafonner la contribution des plus riches. Certes les pays de l’Union européenne se concertent à partir de 2009 pour lutter contre les paradis fiscaux qui pillent leurs recettes fiscales. Est-ce efficace ? En partie seulement comme le montrent des enquêtes comme les Panama papers. Mais aussi parce que des petits pays européens comme le Luxembourg ou les Pays-Bas n’ont pas grand-chose à envier aux îles exotiques. Presque partout les pays se fracturent géographiquement. En Angleterre où on vote pour le brexit dans le Nord contrairement à Londres. Entre l’Ouest et l’Est de l’Allemagne selon l’ancienne séparation issue de la guerre. Entre les territoires ruraux ou périphériques et les métropoles en France à l’occasion du mouvement des gilets jaunes. Avec la numérisation de l’économie, de nouvelles atteintes à la capacité de lever l’impôt apparaissent. Toutefois le projet d’une taxation minimale des impôts dans l’ensemble des pays s’impose. En attendant qu’elle soit effective la crise du covid met en évidence que la protection offerte par les États pour protéger leurs ressortissants est désormais gravement amputée. À force de baisser les impôts l’hôpital est à terre, l’Éducation nationale qui ne peut plus recruter s’en rapproche. Continuer à baisser les impôts, sur les capitaux avec la flat tax, en réduisant les contributions des entreprises sous couvert d’améliorer leur compétitivité, en supprimant la taxe d’habitation et la redevance audiovisuelle, a un prix : la disparition du contrat social. Tout est affaire de choix.
Regarder le documentaire
https://www.arte.tv/fr/videos/099709-001-A/histoire-populaire-des-impots-1-2/
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Merci Laurent pour cette info sur ce documentaire qui a effectivement l’air passionnant. Il faudrait diffuser largement cette analyse (quitte à la raccourcir un peu) pour que les gens comprennent bien que la suppression de l’impôt ne va pas résoudre les problèmes des inégalités, ni du pouvoir d’achat, mais au contraire les accentuer et, comme tu le dis, que ce n’est pas une avancée sociale.
Je lis régulièrement tes chroniques (même si je ne mets pas toujours un commentaire 😉 ), continue 🙂
Merci 😁