« On était des beaufs. Des bouseux. ». Nassira El Moaddem est née en Sologne, elle a grandi à Romorantin dans le Loir-et-Cher. Un coin paumé sans train digne de ce nom, sans métro, presque sans bus. Pour se déplacer il fallait prendre son vélo. À Romorantin on ne captait pas Skyrock. Même à Issoudun ou Bourges on se moquait de ceux de Romo. En remontant plus loin dans le temps, Nassira a des attaches marocaines, puisque son père avait quitté son pays pour retrouver son frère en Sologne. L’usine automobile Matra, où on allait assembler la Renault Espace, cherchait des bras. Pour les jeunes gens, le bon de sortie de la ville était le bac. Le diplôme envoie Nassira en 2003 à la fac d’histoire de Tours, puis à Grenoble et Lille pour poursuivre ses études. Un nouveau monde s’ouvre pour elle, un autre se ferme à Romorantin. L’usine automobile qui employait un cinquième de la population s’arrête. Même si sa vie professionnelle la fait voyager un peu partout, la jeune journaliste ne coupe pas ses liens avec sa ville natale. Elle s’y marie, et elle constate en dirigeant Le Bondy Blog que la banlieue et la Sologne ont beaucoup en commun. La même absence de mobilité, le même sentiment d’abandon. En 2018 la France des gilets jaunes occupe les ronds-points. Un peu partout en France et aussi à Romorantin. Alors comme Nassira découvre que Caroline son amie d’enfance participe au mouvement, elle y retourne pour raconter. Ça n’a pas été facile car de nombreux gilets jaunes se méfiaient des journalistes. Mais elle y est parvenue avec beaucoup d’humanité. Depuis son départ de Romorantin, Nassira El Moaddem s’est élevée de plusieurs niveaux dans l’échelle sociale. Elle dispose d’un F3 au centre de Paris, elle n’a pas de mal à boucler ses fins de mois. Son mari est architecte. Mais elle garde un attachement viscéral pour sa ville.
Caroline coche toutes les cases de la révolte et de l’exaspération
Ça commence avec les retrouvailles du Blanc-Argent ou B-A, la micheline qui relie Salbris à Romorantin. Karine y officie comme contrôleuse, comme du temps ou Nassira l’empruntait. Karine n’y croit plus, elle voit bien que l’entretien de la ligne n’est plus assuré, qu’à terme on la fermera. Ça continue avec Caroline qui sera le fil conducteur de Nassira pour comprendre ce qu’est devenue sa ville. Elles étaient amies au CM2, Nassira l’a retrouvée sur un groupe Facebook des gilets jaunes. Trente-cinq ans dont vingt de boulot, 1 400 euros nets par mois pour fabriquer en usine des pinces chirurgicales, pas de repas le midi sinon pas d’essence pour aller bosser, mère célibataire. Caroline coche toutes les cases de la révolte et de l’exaspération sans jamais verser dans la violence. Quand Nassira rencontre les gilets jaunes elle comprend qu’ils ont en commun le besoin de dire que ça n’est plus possible. Que le pouvoir prend seul les décisions, qu’ils se sentent méprisés quand ils utilisent leur voiture. Mais ils ne sont pas monolithiques, il y a des jeunes et des vieux, autant d’hommes que de femmes, certains approuvent les propos racistes de Guillaume Peltier le député local. On entend parfois dans les cortèges : ils sont où les Turcs et les Arabes ? « En retrait » répond Sedat Puskullu un ancien boxeur du cru. Il tient un camion à kebabs dans un des quartiers les plus pauvres de la région. Sedat ne s’est pas engagé pour que le mouvement ne soit pas perçu comme celui des islamistes. Pourtant de la générosité, de la solidarité, il en a à revendre, il n’hésite pas à faire crédit à ceux qui peinent à payer ses sandwichs.
Jeanny Lorgeoux a désormais soixante-neuf ans, son sixième mandat est en cours
En revenant à Romorantin Nassira El Moaddem constate les évolutions de sa cité sur les quinze dernières années. La poussée du Rassemblement national arrivé en tête aux dernières élections comme dans de nombreuses zones désindustrialisées. La rénovation de certains quartiers avec la destruction des tours et l’apparition de petites maisons. À Saint-Marc la population y a perdu ce qui faisait le charme de la vie communautaire, sans pour autant bénéficier d’une école digne de ce nom. Il y a désormais dans la ville deux zones commerciales pour les 18 000 habitants et un centre dévasté. Mais s’il y a une chose qui ne change pas, c’est le maire. Jeanny Lorgeoux a soixante-neuf ans, son sixième mandat est en cours. Cet ancien proche de François Mitterrand n’est toujours pas prêt à céder sa place. Petit joueur le Lorgeoux, non loin de la Sologne André Laignel lui aussi ancienne figure du mitterrandisme en est à son huitième mandat à Issoudun. Le Parti socialiste n’existe plus, mais les anciens s’accrochent dur. Ce qui a surtout changé ces dernières années à Romorantin comme dans beaucoup d’autres lieux, c’est la paupérisation des femmes. À chaque fin de mois, Caroline est clouée chez elle, car elle ne peut plus payer l’essence de sa voiture. Lucia la réfugiée érythréenne touche 1 200 euros pour faire le ménage à Center Parcs. Avec des conditions de travail harassantes que Nassira a expérimentées en se faisant embaucher. Comme Florence Aubenas l’avait fait pour écrire Le quai de Ouistreham. Ici comme ailleurs le lumpenprolétariat est féminin, elles élèvent seules leurs enfants. Elles payent plein pot l’ascension sociale dont elles ont rêvé : le pavillon dont il faut payer les traites et l’éloignement des lieux de vie.
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« Merci beaucoup Laurent, vos mots me touchent beaucoup 🙏 »
Nassira El Moaddem sur Bluesky