La littérature est aussi un combat. Ce n’est pas Thierry Jonquet qui aurait dit le contraire. En tant que cofondateur du néopolar son œuvre avait vocation à présenter et à dénoncer les violences de la société. C’est ce qu’il fit en s’appuyant sur son expérience personnelle qui l’amena à travailler dans des centres de psychiatrie infantile et des services de gériatrie. C’est ainsi qu’il fit part dans Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte de la montée de l’antisémitisme en Seine-Saint-Denis. Mais Jonquet, écrivain qui assumait son appartenance à la gauche, a rarement pris des positions explicitement politiques. Du passé faisons table rase constitue une exception. Ici Jonquet, ancien militant de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), se paye le parti communiste français (PCF). Pour les plus jeunes, on précise que la LCR était le parti trotskyste auquel a succédé le Nouveau parti anticapitaliste (NPA) en 2009. Un progrès incontestable quand on compare l’humour d’Alain Krivine, le dirigeant historique de la LCR, à celui aujourd’hui pratiqué par Philippe Poutou. La filiation trotskyste de Jonquet était d’autant plus évidente qu’il signa en 1982 la première édition du roman, dans la mythique collection Sanguine créée par Patrick Mosconi, sous le pseudonyme de Ramon Mercader. Du nom de celui que Staline envoya massacrer le grand Léon à l’aide d’un piolet.
Castel est parti pendant la guerre parti travailler dans l’usine Messerschmitt de Berlin
Du passé faisons table rase est un roman à clef que l’on identifie facilement, pour peu que l’on connaisse un peu l’histoire du PCF. On y croise les « sosies » de Georges Marchais, de Jacques Duclos, de Robert Hue et même de Jean-Baptiste Doumeng « le milliardaire rouge ». Le roman raconte la vie de René Castel qui devient en 1972 secrétaire général du parti communiste français avec pourtant un parcours peu compatible avec l’histoire du parti qui se voulait être celui « des 75 000 fusillés ». Car comme Georges Marchais, Castel est pendant la guerre parti travailler dans l’usine Messerschmitt de Berlin. Contraint et forcé par le Service du travail obligatoire (STO) clame Castel. Pas si sûr répondent ses détracteurs. Ce point d’histoire connu depuis longtemps, du moins pour Marchais, est la base du roman. Jonquet la complète en racontant sa version de l’accession de Castel à la tête du PCF. Avec le rôle des Soviétiques qui tiraient les ficelles, ce qui est historiquement avéré. Et l’introduction de personnages qui appartiennent à l’imagination de l’écrivain. Ce synopsis ne serait rien sans l’incroyable talent de Thierry Jonquet. Il suffit de lire le début du livre pour s’en convaincre. On y découvre une série de meurtres qui scotchent le lecteur.
Il profite de cette époque bénie où les industriels français fabriquaient encore dans leur pays
Georg Staffner, soixante-quinze ans, vient de s’écraser au bas de son immeuble. Il est tombé du huitième étage, défenestré par un jeune homme qui parlait russe. Nous sommes à Cologne à l’automne 1972. Pendant ce temps Maurice Leguilvec dirige une partie de chasse dans la « Montagne noire » bretonne. Ce radiologue est accompagné de nombreux notables, architectes, hauts fonctionnaires, exploitants agricoles qui diffèrent beaucoup des paysans bretons. Attiré en marge des chasseurs, Leguilvec est abattu par deux hommes qui s’étaient présentés comme Suédois dans l’hôtel où ils avaient résidé les jours précédents. Sans témoin le décès est attribué à un accident, un évènement tellement fréquent dans les battues au sanglier. Isaac Goldberg citoyen israélien est en France pour affaires. Il pratique l’import-export de produits électroménagers, et profite de cette époque bénie où les industriels français fabriquent encore dans leur pays. Il est kidnappé dans la nuit du côté de Villiers-sur-Marne et attaché au pare-chocs d’une camionnette. Il ne court pas longtemps avant que son cœur lâche. Isaac était cardiaque et le conducteur du véhicule le savait. Quand Herr Andlauer tend la main à son visiteur du côté d’Arica au Chili, il n’a pas vu la lame. Mais il la sent pénétrer entre ses côtes.
Place à Jacques Delouvert une huile du PCF qui brûle un document
Alors place à cette époque où le parti communiste français envoyait du steak autrement qu’en vantant la bonne vieille viande. Place à René Castel natif du Calvados, qui s’en va en 1935 âgé de quinze ans à Paris pour trouver du boulot. Et qui est embauché trois années plus tard à Charenton dans une usine qui fabrique des moteurs pour les bombardiers de l’armée française. Place à Jacques Delouvert une huile du PCF qui brûle un document reçu par courrier afin de protéger le secrétaire général du parti. Delouvert un homme dont la rondeur, l’accent rocailleux et la faconde ne masquent pas la détermination. Place à Robert Dia un ambitieux cadre du PCF, qui n’hésite pas à dénoncer nominalement un habitant immigré d’une cité comme dealer pour gagner une élection. Place aux camarades soviétiques qui sont les vrais décideurs dans cette histoire. Place au formidable talent de Jonquet. Mais surtout méfiez-vous, le piolet est parfois un outil dangereux.