Ça rimerait à quoi de vous dire que les quatre tomes des Sauvages de Sabri Louatah constituent les livres à dévorer de toute urgence ? Probablement à rien puisque cette saga dont le premier volume a été publié en 2011 est amenée à durer. Il se peut même que vous la connaissiez, au moins par sa version portée à l’écran sur Canal en 2019. Et pourtant si vous cherchiez un roman détonnant, passionnant, complètement addictif, un récit démoniaque, une histoire que vous garderez dans un coin de votre tête pendant de nombreuses années, alors lisez Les Sauvages. Même à raison d’une centaine de bouquins dans l’année, il est difficile de lui trouver un équivalent. Sauf peut-être Millénium la trilogie suédoise de Stieg Larsson qui elle aussi a été la cause de nuits écourtées. On peut d’ailleurs penser que Louatah est plus fort encore que Larsson parce que son histoire est plus complexe, moins centrée autour d’un personnage auquel on a envie de s’identifier. Et pourtant le roman suédois s’est immédiatement imposé dans de très nombreux pays alors que cette histoire d’émigrés kabyles installés dans le Forez est loin d’avoir marqué les esprits. Et pourtant Sabri Louatah est digne des plus grands écrivains français de romans noirs. À la base Les Sauvages cochent de nombreuses cases qui garantissent une intrigue qu’on a envie de lire. Louatah nous raconte sa ville, Saint-Étienne, comme l’avaient fait avant lui Jean-Claude Izzo à Marseille, Thierry Jonquet à Paris ou Hervé Le Corre à Bordeaux. Comme ses prédécesseurs, Louatah nous captive parce que son récit est ancré dans la réalité sociale. Les Sauvages ce sont en fait deux histoires racontées en parallèle, qui vont nécessairement se croiser. Tout d’abord celle de la tribu Nerrouche, trois générations de Kabyles installés dans la capitale de la Loire. Exactement comme la famille de Louatah qui écrit dans sa bio « Je suis né le 25 septembre 1983 à Saint-Étienne, dans une famille de Kabyles émigrés pendant la guerre d’Algérie. Mes grands-parents ont eu dix enfants, dont sept filles. Leurs époux étaient ouvriers, ébénistes, chômeurs, les plus chanceux se faisaient embaucher à la société des transports qui offrait la fameuse sécurité de l’emploi. ».
Ce Français d’origine kabyle est sorti par surprise vainqueur de la primaire du PS
La Mémé Khalida est la plus ancienne de la tribu Nerrouche. Elle est veuve comme plusieurs de ses filles, qui ont à peine dépassé la quarantaine, mais dont les maris n’ont pas eu droit aux métiers les plus faciles. Il y a aussi treize petits-enfants comme en atteste l’arbre généalogique placé au début du tome un. C’est un grand jour pour la famille qui marie Slim avec une Oranaise, une alliance de Kabyles et d’Arabes, ce qui ne constitue jamais une chose facile. Au même moment, la France s’apprête à élire son président de la République. Celui qui en ce jour de 2012 sera ou bien Nicolas Sarkosy pour un second mandat, ou alors le candidat du parti socialiste Idder Chaouch. Ce Français d’origine kabyle est sorti par surprise vainqueur de la primaire du PS, et les sondages le donnent désormais gagnant à 52 – 48. Plus encore que sur Slim, Louatah s’attarde sur Krim qui vient d’avoir dix-huit ans. Adoré par sa mère Rabia, Krim a arrêté les études après avoir tâté du lycée professionnel. Il zone depuis, deale un peu de shit, en consomme pas mal aussi. Ce qui lui a valu quelques ennuis avec la police et plus encore avec Mouloud Benbaraka, celui que Le Progrès avait appelé le caïd du 4-2. L’autre personnage important du roman est Fouad, frère et témoin de Slim. Fouad est un de ceux qui ont le mieux réussi dans la famille, maintenant qu’il est l’acteur d’une série diffusée sur M6. Fouad qui habite Paris est en retard, il sera donc remplacé comme témoin par Krim. L’histoire débute lentement, même si on perçoit bien que tout cela va s’accélérer. Déjà il y a ce Rom qui menace de révéler que Slim est homo et qu’il a couché avec lui. Et puis il y a Nazir, le frère aîné de Fouad qui ne semble pas très net.
La famille Nerrouche va peu à peu imploser à l’image de ce qui se passe en France
Sabri Louatah ne théorise pas une société avec d’un côté les Français de souche et de l’autre ceux qui sont issus de l’immigration. Il raconte des êtres de chair et de sang. Des mères de famille qui ont tout sacrifié pour l’avenir de leurs enfants. Des enfants qui ne comprennent plus le kabyle. Il raconte les espoirs nés d’un candidat pour tous ceux qui se sentent exclus. Il raconte comme dans les séries télévisuelles, surtout les séries américaines dont il est un grand fan. Et comme dans ces séries on termine le premier tome haletant avec pour seule envie d’entamer le suivant. Autant le premier tome démarre doucement, autant le suivant se déroule à grande vitesse. Le récit migre de Saint-Étienne à Paris. La famille Nerrouche va peu à peu imploser à l’image de ce qui se passe en France. Les émeutes des banlieues de 2005 ne sont pas loin. Les représentants du pouvoir vont s’en mêler. Les appétits s’aiguisent. Les coups bas pleuvent, entre services de police, entre policiers et magistrats, entre politiques. Les servilités deviennent monnaie courante. Et pourtant on ne comprend toujours pas tout ce qui s’est passé. Krim, Fouad, Rabia, Nazir et Idder Chaouch sont toujours là. Heureusement il reste les tomes trois et quatre. Reste aussi à savoir comment avons nous pu passer à côté d’un tel écrivain.