Ça commence comme un roman de Luca Di Fulvio, un des chouchous de ce blog. Disons Le gang des rêves ou Les prisonniers de la liberté parce qu’une partie du roman se déroule en Sicile. Nino Calderone ne se résout pas à vivre sous le joug de don Tomasini, le notable qui régente la région. Le père de Nino avait déjà payé de sa vie son choix de vivre libre, en refusant de vendre ses légumes à Tomasini. « Ils sont trop chers pour vous » lui avait-il dit. Nino perpétue la tradition familiale, ce qui lui vaut l’envoi de deux sicaires payés pour lui régler son compte. Mais Nino les tue et fait de même avec celui qui les avait payés. Seule la déclaration de guerre de l’Italie à l’Autriche en 1915 lui permet d’échapper aux carabiniers. Nino rencontre sur la ligne de front le sous-lieutenant Lorenzo Mori, qui au début du roman est invité au mariage de Julia, la femme qu’il aime à Vérone. Comme Nino, Lorenzo est un homme d’honneur. Il se bat en duel avec le marié qui décède dans l’assaut et file répondre à l’appel de l’armée à la frontière autrichienne. Nino et Lorenzo combattront dans les unités d’élite, les arditi, dans des combats dont l’absurdité n’a rien à envier à ceux qui se déroulent en France. Comme les soldats français, les italiens avaient le choix de se faire trouer la peau par l’armée d’en face ou par leur propre armée s’ils refusaient d’avancer. Nino et Lorenzo ne cesseront de se croiser pour se secourir ou s’opposer dans le roman qui se déroule de la première guerre mondiale à la fin de la seconde. Mais bien plus qu’une histoire d’amitié, davantage qu’une grande saga, c’est l’histoire du fascisme italien que nous raconte Jean-Pierre Cabanes. Une histoire incroyablement documentée qui nous est d’autant plus accessible qu’on la découvre au travers de Nino, de Lorenzo et des deux femmes qu’ils aiment.
Certes le pays s’est agrandi aux dépens de l’ancien empire autrichien, mais les Italiens n’ont obtenu ni Fiume attribuée aux Yougoslaves ni l’Albanie
On suit donc au cours des 700 pages l’avancée de Benito Mussolini d’abord simple sous-officier engagé volontaire, qui saura profiter de la désillusion de l’Italie en 1918. Certes le pays s’est agrandi aux dépens de l’ancien empire autrichien, mais les Italiens n’ont obtenu ni Fiume attribuée aux Yougoslaves ni l’Albanie. Tout ça pour ça. Mais surtout les survivants de la boucherie, souvent estropiés, se retrouvent démunis au sortir de la guerre. Mussolini s’appuie sur eux pour conquérir le pouvoir. Lorenzo est un de ceux qui lui apportent son soutien alors que Nino retourne en Sicile pour devenir le chef de Cosa Nostra. L’opposition de la mafia, qui ne s’est jamais soumise aux volontés du pouvoir romain, amène le préfet Mori à pourchasser Nino. Les protagonistes voyagent au fil des pages au gré des décisions du Duce. En Espagne où l’Italie fasciste appuie le coup d’État franquiste, en Éthiopie où seul l’usage des gaz de combat permet aux Italiens d’échapper à une nouvelle défaite après celle du siècle précédent. On découvre ainsi l’évolution du fascisme italien, ses contradictions et ses faiblesses. Un mouvement d’abord concurrent de l’Allemagne car Mussolini n’était pas favorable à l’annexion de l’Autriche. Puis collaborateur du Reich quand les Italiens ont besoin des Allemands pour les sauver d’une défaite en Grèce. On constate aussi combien les lois anti-juives sont intervenues tardivement en Italie. On se réjouit aussi de suivre Carmela, la compagne de Nino Calderone ainsi que Julia l’épouse de Lorenzo et leur fille Laura. Et même la mère de Mori dont les revirements illustrent la versatilité du peuple italien. On savoure surtout la description de la Sicile dont Jean-Pierre Cabanes est un des fins connaisseurs.