Un grand roman d’un grand auteur. Un livre sur ce que nous avons construit depuis une trentaine d’années à travers la vie d’une famille de paysans du Lot. Parce que Joncour est avant tout un écrivain rural, du Lot comme dans Repose-toi sur moi et Chien-Loup, mais aussi dans L’écrivain national qui raconte le Morvan. Nature humaine ça ne se lit pas ça se dévore. Si ce blog n’avait pas été créé pour partager Le bonheur national brut de François Roux alors il serait temps de s’y coller pour le bouquin de Joncour. Ces deux livres ont d’ailleurs en commun de raconter la génération Mitterrand, ses espoirs, ses déceptions. La vie de jeunes gens qui tentent de rentrer dans l’âge adulte, leur volonté de s’émanciper de leurs parents, en partant ou en restant près de leurs racines. Nature humaine c’est l’histoire d’Alexandre et de ses trois sœurs Caroline, Vanessa et Agathe qui habitent la ferme de leurs parents Jean et Angèle aux Bertranges. C’est un hameau difficile à trouver. On y accède par un chemin improbable qui vous mène au bout du monde. Pour prendre le train, on va à Gourdon, mais on peut aussi être amené à se rendre à Souillac, Villefranche-sur-Rouergue et même à Cahors la grande ville. Au début du roman, Caroline sait déjà qu’elle ne restera pas. Elle ira étudier à Toulouse, 120 kilomètres, pour devenir prof. Vanessa et Agathe ne le savent pas encore, mais elles partiront aussi quand elles auront fini le lycée ce qui leur laisse quelques années. Le destin d’Alexandre est tout tracé : reprendre l’exploitation de ses parents où il travaille déjà. Une ferme où ils élèvent des vaches à viande sur cinquante hectares plus dix de bois. Les cultures du tabac et du safran ont été abandonnées faute de rentabilité, balayées par les importations. C’en est fini de ces tâches qui demandent que toute la famille s’y mette, comme pour les pommes de terre du grand-père désormais récoltées à la machine. L’emploi des pesticides fait toujours débat, mais le glyphosate a quand même sacrément facilité la tâche des paysans. Reste quand même de beaux pâturages que le père et le fils ont su enrichir de trèfle et de ray-grass. Et des odeurs de menthe qui ravissent Alexandre quand il travaille aux champs.
Mitterrand avait fait la grève de la faim pendant 45 minutes ce qui avait marqué les esprits
Nous sommes en 1976 et le sujet de l’année est la sécheresse qui s’est abattue sur la France. On souffre en ville et plus encore à la campagne où on attend désespérément la pluie. 1976 est aussi une année agitée dans ce coin avec le refus de l’extension du camp militaire du Larzac. Le projet avait initialement été porté par Michel Debré ministre de la Défense, ce qui lui avait valu quelques slogans bien sentis comme « Debré ou de force nous garderons le Larzac ». Heureuse époque ou le respect n’était pas dû à toute autorité. Le mouvement avait pris une ampleur nationale en attirant notamment François Mitterrand qui avait promis l’abandon de l’extension en cas d’accession au pouvoir. Il s’était même rendu sur place pour apporter son soutien aux grévistes de la faim, et en faisant lui-même la grève pendant 45 minutes ce qui avait marqué les esprits. Un geste qui ne laissait aucun doute quant à son courage. Aux Bertranges, le combat du Larzac est celui du vieux Crayssac qui élève ses chèvres dans une masure. Il illustre le refus du progrès en refusant les poteaux téléphoniques au hameau. Pas besoin de téléphone et surtout de poteaux traités à l’arsenic. Des câbles y en a bien assez avec ceux d’EDF. Crayssac est communiste, pas vraiment celui du parti, mais un communiste libertaire qu’il exprime au besoin avec son fusil. Si tout le monde le prend pour un fou, pensez-donc il n’entretient même pas ses terres, Alexandre l’aime bien. C’est le seul à parler avec lui. C’est ainsi que Crayssac lui explique les raisons du succès du mouvement du Larzac. S’ils ont séduit c’est parce qu’ils ont lâché des brebis à Paris. Et les brebis c’est sympa. S’ils avaient amené des dindons, personne ne les auraient soutenus. L’autre mouvement de contestation concerne les centrales nucléaires. À Creys-Malville (Isère) des babas cool s’agitent pour refuser Super-Phénix. À Plogoff dans le Finistère, la contestation prend de la vigueur au point que là aussi François Mitterrand s’engage à arrêter le projet. Dans le Sud-Ouest, c’est autour de Golfech qu’on commence à s’agiter. Là encore, promis juré, le parti socialiste réexaminera le projet quand il aura gagné les élections.
L’époque est au haché, aux burgers et aux vieux qui n’ont plus de dents
Caroline est partie à Toulouse et Alexandre va parfois la voir au volant de la GS paternelle dans sa colocation. Il y découvre quelques agitateurs portés sur les explosifs qui ne rejettent pas spécifiquement le nucléaire mais plus généralement l’État. Et surtout la belle, la blonde Constanze, une étudiante d’Allemagne de l’Est, dont il tombe amoureux. Alors comme Constanze est proche des activistes de la coloc, Alexandre les fréquente pour ne pas la perdre. En attendant le 10 mai 1981, la modernité suit son cours à la ferme. L’hypermarché Mamouth a ouvert à Cahors et donne lieu à la sortie familiale hebdomadaire. Mieux encore, la grande surface ouvre de nouvelles perspective au père d’Alexandre. L’élevage de papa c’est fini. Pour le business il faut du volume. Alors pourquoi ne pas récupérer des laitières taries et les engraisser au maïs afin de les vendre à Mamouth. Certes la holstein défraîchie ça n’a jamais fait de la bonne viande, mais ce n’est pas grave. L’époque est au haché, aux burgers et aux vieux qui n’ont plus de dents. La tentation est grande pour Jean qui se heurte aux avertissements de son père. Lui n’a aucun doute, il ne faut pas jouer avec ça. Importer des vaches dont on ne sait rien c’est exposer tout le cheptel. Et si en plus on les a nourries à la farine de poisson comme on commence à le dire, alors rien ne va plus. Avant on mettait un poisson rouge dans l’eau des auges pour la tester. Et on n’a jamais vu une vache manger un poisson. Le 10 mai 1981 est un grand jour pour le pays. La famille découvre le résultat à 20 heures à la télé, ce qui navre les parents. Ici pas de crainte que les chars soviétiques débarquent à la ferme, mais plutôt d’assister à la faillite de la Caisse d’Épargne puisque les communistes sont désormais au pouvoir. Pas vraiment politisé, Alexandre part faire la fête place du Capitole où il espère retrouver Caroline. La victoire de la gauche c’est bien beau mais ça n’arrête pas l’histoire. Au tout début, Mitterrand tient ses engagements sur le Larzac et Plogoff, mais à Golfech la centrale va être construite, soutenue par les locaux qui font le coup de point contre les activistes. D’ailleurs on en a besoin de cette centrale. Le progrès est en marche. Il amènera une scène savoureuse ou la mère d’Alexandre explique à un publicitaire que le jambon c’est pas rose sauf à élever le cochon avec du cassis. Le progrès apportera aussi Tchernobyl et ce satané projet d’autoroute pour désenclaver le Massif central. Or tout laisse à penser qu’elle passera à proximité de l’exploitation. D’ailleurs est-ce si grave puisque plus personne n’habite dans ces campagnes sauf quelques agriculteurs qui n’ont d’autre choix que d’intensifier leur exploitation pour survivre. C’en est fini des vaches qui ont un prénom. Depuis la crise de la vache folle on les identifie par un numéro. Le roman qui avait débuté sur la sécheresse exceptionnelle de 1976 se termine avec la tempête de 1999. On aurait tellement aimé qu’il se poursuive même si on ressent bien qu’il nous aurait amené tant d’autres catastrophes. Et c’est bien la force des grands romanciers que de nous captiver en disant des choses qu’aucun livre d’histoire ou d’économie n’aurait pu nous apporter. En attendant on se dit aussi qu’on devrait faire lire ce livre à tous ceux qui s’intéressent à ces sujets. Ils ne perdraient pas leur temps.
Je le promets, je lirai ce livre !
Comment résister quand on a dévoré Le bonheur national brut ?
Très bonne idée
J’aurais tellement aimé que ce livre ne soit qu’un roman de fiction. Tellement aimé. Les pages se tournaient, je retrouvais le goût des Paille d’or, j’entendais ce gynéco me dire ” attention avec la viande”, alors que j’attendais mon premier enfant, juste dans cette année 80. Joncour m’a fait revivre ma jeunesse, le Larzac, les espoirs. Je bouillonnais de colère, vivant ce que ce foutu livre fait vivre comme un roman, et qui ne sera qu’un semis de ce qui est.