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Le blog de Laurent Bisault

Morts avant la retraite, Sous la direction de Rachid Laïreche, Éditions Les Arènes

Mai 8, 2023 #Les Arènes

« Ces vies qu’on planque derrière les statistiques ». C’est le sous-titre de l’ouvrage collectif dirigé par Rachid Laïreche. Douze portraits de personnes mortes avant la retraite, écrits par des journalistes. La plupart travaillent ou ont travaillé à Libé ou au Monde. Beaucoup ont élargi leur palette avec des livres d’enquêtes. Tous sont allés sur le terrain nous raconter les vies écourtées de ceux qui étaient ouvriers de la chimie, hommes à tout faire, ouvrières trimbalées d’usine en usine, ou simple paysan. Ils nous disent que les usines tuent, par épuisement, empoisonnement, par la recherche toujours entretenue du profit. Il convient de s’en souvenir quand l’horizon de la retraite vient une fois de plus d’être repoussé. Il faut comprendre que les taux d’emploi et le rééquilibrage des comptes sociaux ne justifient pas qu’on les fasse payer à ceux qui sont déjà fracassés. Pourtant elles sont belles ces vies, même celles sculptées par le malheur. L’amour, l’amitié, le rire, la solidarité y ont trouvé leur place. La poésie aussi comme chez Arnaud fauché par pas de chance, qui vouait son existence à nourrir ceux qui l’entouraient. Alors continuez d’écouter Michael Zemmour, et allez aussi à la rencontre d’Albert, de Mohamed, de Renée, de Claire, d’Arnaud et de tous les autres.

Albert est rentré en apprentissage à 14 ans

Albert mouchait bleu, crachait bleu. Il était ouvrier de la chimie. Au point de mettre des serviettes-éponges sous sa tête, sinon sa femme n’aurait jamais pu ravoir les taies d’oreillers. Il est mort à 57 ans après quatre ans de lutte contre le cancer. Comme d’autres, beaucoup d’autres de son atelier. Albert est mort trois ans avant la retraite. Il était fier de son travail dans une multinationale suisse de la chimie. Fier de son usine installée à Saint-Fons à la sortie de Lyon, dans ce qu’on appelle aujourd’hui la vallée de la chimie. Une bande de terre où les usines se sont succédé et ont été rachetées avec comme point commun de laisser derrière elles des sols pollués. Albert est rentré en apprentissage à 14 ans à la Ciba. Son père y travaillait déjà avant de mourir à 49 ans. L’entreprise suisse offrait de bonnes places, treizième mois payé à l’heure, parfois un quatorzième. Albert était syndicaliste CGT et communiste. Des grèves il en a fait mais jamais contre le risque sanitaire. On n’en parlait pas, ça faisait partie du métier. Pourtant il a tout fait pour que ses fils n’entrent pas à l’usine. La retraite à 60 ans était son horizon, jusqu’à ce que se déclenche son premier cancer à 51 ans. Sa femme Denise a arrêté de travailler à 60 ans. Elle continue d’aller au banquet annuel des anciens de la Ciba même si rapidement elle n’y a plus croisé que des veuves. Des anciens de l’usine elle n’en connaît qu’un seul qui ait survécu.

Il agrandirait El Ksar en ajoutant un étage

Mohamed se voyait finir sa vie au pays. Sa pension serait mince pour avoir beaucoup travaillé au black et connu l’inactivité. Mais ce serait suffisant en Tunisie. Il était arrivé en France dans les années 1970. Il se voyait acteur de la ruée vers l’or, amassant de l’argent avant de retourner chez lui pour vivre de ses rentes. Vingt après, le mariage et le divorce consommés, il avait cessé de revenir au bled même s’il gardait toujours sur lui la photo de la maison dont son frère s’occupait. Il y retournerait pour la retraite. Il agrandirait El Ksar en ajoutant un étage pour accueillir ses fils et leurs enfants. Mais Mohamed était devenu boiteux et il n’y avait plus guère de boulot pour les séniors comme lui. En 2011 il a cessé d’apparaître dans sa cité de l’Ouest parisien. Il est vrai qu’il s’y faisait plus rare à cause de ses séjours à l’hosto. Mohamed était rentré au pays pour son enterrement. Son cœur avait lâché. Il avait de toute façon vendu sa maison à son frère pour régler ses dettes.

Renée est déléguée syndicale CGT

En 2007 le directeur de l’usine Samsonite de Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais) annonce aux ouvrières qu’il n’a plus de quoi les payer. C’est ainsi que démarrent les six mois d’occupation du site. Ils sont joyeux, les femmes tricotent mais se demandent ce qui se passera après. La fin de l’usine n’a pas été une surprise. Elle avait été rachetée deux ans avant pour un euro avec un paquet cadeau, de 5 à 9 millions d’euros selon les versions. La reconversion du site pour fabriquer des panneaux solaires on l’attend encore. Renée est déléguée syndicale CGT, elle s’investit dans les multiples procès engagés pour sauver les boulots de ses copines. Elle va jusqu’à New-York pour s’adresser aux actionnaires de Samsonite. De retour elle consulte enfin un médecin sérieux qui ne lui dit pas qu’elle a un cancer. La suite sera rapide. Renée est d’une famille de mineurs. Elle a grandi du côté de Lens dans une maison de Charbonnages sous l’autorité d’un père et d’une mère qui vivaient du charbon. La silicose et un cancer de l’utérus ont abrégé leur existence. Les filles de la famille étaient destinées à la couture. Renée avait commencé chez Levi Strauss qui payait bien. Quand il fut décidé que l’industrie textile n’avait plus sa place en France, ce fut Vachette, d’autres usines, puis Samsonite. Et maintenant où vont aller les survivants pour attendre leurs 64 ans ?

Elle a le cerveau qui bugue, c’est pas de votre faute

Claire Caron a été placée avec sa sœur en famille d’accueil à 7 ans. Avant sa mère alcoolique les empêchait de voir leur père Éric. Après ça c’est arrangé pendant les week-ends. Leur père était toujours habillé en maçon. Un métier qui le mettait en contact avec les sols, les murs, les plafonds, autant d’endroits amiantés. À 13 ans Claire a accompagné Éric au funérarium. Ça a été le début d’une longue période de repli jusqu’à refuser d’aller à l’école. À 18 ans sa mère qui n’allait pas mieux la fout dehors. « Elle a le cerveau qui bugue, c’est pas de votre faute » lui ont dit les gendarmes. Claire a maintenant deux enfants : Julie 6 mois et Maxence 7 ans. Elle emmène de temps en temps son fils sur la tombe d’Éric pour parler à celui qu’elle a si peu connu. Claire s’est rapprochée de Lionel son oncle. Elle a 26 ans, vingt de moins que son père quand il est parti. Lui qui avait écrit sur une marche d’escalier : « vivre vite et mourir jeune ».

Ils s’étaient battus contre les ennemis du bio

La Sousta c’était la ferme d’Arnaud Valentin. C’était un Vosgien, descendu entre Nice et les montagnes du Mercantour, qui voulait nourrir sa femme, ses filles et bien d’autres encore. Quand la mort s’est ramenée écrasant Arnaud sous son tracteur l’année de ses 47 ans, Rudy Terrano a repris l’exploitation. Arnaud avait planté des fruitiers, il n’a pas eu le temps de les voir grandir, Rudy récolte. Arnaud avait récupéré des graines d’oignons de Menton. Rudy contribue à sauver la variété en la cultivant. Plus loin une autre parcelle d’Arnaud a été récupérée par une régie municipale qui perpétue la culture bio pour les cantines. Arnaud avait beaucoup appris de Henri et Ginette Derepas des pionniers dans le coin, des champions des oliviers. Ils s’étaient battus contre les ennemis du bio, contre les chasseurs, contre la métropole niçoise de Christian Estrosi. Magalie la femme d’Arnaud s’était beaucoup investie sur l’exploitation, de la vente directe à l’organisation de fêtes paysannes. Elle prépare désormais sa reconversion en éducatrice spécialisée. Rudy questionne encore Arnaud quand il se demande comment faire. Mais de moins en moins souvent. Le Vosgien a gagné le droit de se reposer. Tao l’aîné d’Arnaud et Magalie a fait ses gammes sur les terres de la régie municipale. Il va maintenant apprendre la vigne et le vin. La page est bien tournée.

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