Chronique écrite pour l’émission Blood at Roots de Radio Mon Païs, 90.1 à Toulouse, du 26 novembre 2021 de 19 à 21 heures 00
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Bonjour heureux de vous retrouver. Aujourd’hui je vais vous parler exil. Vous savez ce truc qu’on va tous pratiquer dans quelques mois quand Zemmour sera président. Stéphane dans le Forez. Pierre-Julien à Lille. Julien au Togo ou en Italie, il hésite encore. En tout cas quelque part où on aura le droit de ne pas avoir de prénom français. Benoît ira dans l’annexe de la Catalogne, comprenez par là dans une prison madrilène. Et moi je me réfugierai dans mes livres. L’exil c’est rarement quelque chose que l’on choisit dans la joie. Sinon ça s’appelle un déménagement, un voyage, la découverte du monde. L’exil c’est la perte d’une identité même si on essaye de la préserver.
L’exil le priverait de bien davantage
Leonardo Padura est un écrivain cubain qui a souvent parlé exil dans ses romans, tout en refusant de quitter son île alors qu’il dispose aussi de la nationalité espagnole. Certes Padura voyage régulièrement à l’étranger pour présenter ses écrits. Mais il ne veut pas vivre en dehors de Cuba, parce qu’il ne pourrait pas écrire à l’extérieur de son île, de La Havane, de son quartier de Fontanar où il réside depuis tant d’années. Peu importe qu’il soit encore aujourd’hui contraint d’utiliser un ordinateur portable pour se prémunir des coupures d’électricité. Peu importe qu’il doive batailler pour faire ses courses, l’exil le priverait de bien davantage. De ses racines. Car l’exil est pour Padura un échec qui contraint tant de ses compatriotes à tenter de recréer ailleurs un peu de ce qu’ils ont perdu. En mangeant cubain, en écoutant de la musique cubaine, et en vivant entre Cubains.
Trotski s’aimait beaucoup
Dans L’homme qui aimait les chiens publié chez nous en 2011, Leonardo Padura a raconté l’exil au Mexique de Lev Davidovitch Bronstein, plus connu sous le nom de Trotski. On connaît la fin de l’histoire, l’ancien leader de la Révolution russe décède le crâne fracassé par le piolet de Ramon Mercader un agent de Staline. Comme quoi on a souvent dénigré à tort la qualité du matériel russe. Trotski n’était pas parti volontairement de son pays. Il essayait de sauver sa peau, il fuyait les sbires lancés à ses trousses par son ancien copain géorgien Iossif Vissarionovitch Djougachvili. Un mec avec qui il s’était bien amusé par le passé, mais plutôt soupe au lait. Trotski s’aimait beaucoup et avait tellement confiance en lui qu’il avait préparé son retour au pays en fondant la Quatrième internationale. Le Mexique c’est sympa mais les tacos ça lasse.
Une preuve de plus que le tragique échec économique de Cuba est allé de pair avec un réel accès pour presque tous aux études et à la santé
Padura a consacré l’intégralité de son dernier roman Poussière dans le vent à l’exil des Cubains. Poussière dans le vent c’est l’histoire du Clan, un groupe d’amis formé dans les années soixante-dix au lycée : Clara, Elisa, Irving, Lubia, Fabio, ainsi que Horacio, Darió et Bernardo. Au total huit personnes qui appartenaient à des milieux différents. Elisa était une fille de diplomates, Clara l’enfant d’un couple d’architectes. Bernardo était le fils du vice-ministre de la Santé. Tous les trois avaient accès à plein d’avantages, un beau logement, des voyages à l’étranger, à des produits importés que l’on ne trouvait nulle part. Darió avait grandi avec sa mère semi-analphabète, qui passait son temps à le martyriser. Il avait néanmoins fait des études de neuro-chirurgie en Allemagne de l’Est, une preuve de plus que le tragique échec économique de Cuba est allé de pair avec un réel accès pour presque tous aux études et à la santé. La validation de sa thèse avait toutefois été interrompue par la chute du mur de Berlin. Darió et Clara avaient deux enfants : Ramsés et Marcos. Elisa mariée avec Bernardo en attendait un. Irwing assumait comme il le pouvait son homosexualité dans un pays où le machisme était ancestral. Au sein du Clan, on riait, on faisait la fête, on s’aimait, on parlait cru. Ça vous étonne ? Vous avez tort car il s’agit quand même d’un pays où il est habituel de dire que les ânes sont montés comme des Cubains.
Tout ça pour déclarer au bout de seize ans qu’il n’a plus aucun ami
L’un après l’autre ils vont presque tous quitter Cuba, les membres du Clan et aussi leurs enfants. Darió pour finir sa thèse à Barcelone où il fait fortune en tant que neuro-chirurgien. Il achète avec son épouse catalane, une blonde pulpeuse plus jeune que lui de dix ans, un appartement en ville ainsi qu’un penthouse sur la côte. Il devient plus catalan que les Catalans, mange du fuet et déplore que le reste de l’Espagne vive aux crochets de sa nouvelle patrie. À l’hôpital on lui donne du monsieur, plus du camarade. Tout ça pour déclarer au bout de seize ans qu’il n’a plus aucun ami. Qu’avec ceux qui l’entourent il ne peut pas parler des desserts que leur préparait leur maman. Ni des matchs de baseball qu’ils auraient vus ensemble. Pour Irwing qui a émigré à Madrid dans un quartier cubain ce n’est guère mieux. Il n’a pas même envie de critiquer ceux qui gouvernent son île, ce qui constitue souvent une stratégie pour lutter contre le déracinement. Quant aux enfants du Clan, ils s’installent dans l’annexe de Cuba, à Miami. Marcos, le fils de Darió et Clara, y atterrit en passant par le Mexique, parce qu’on disait que l’issue du voyage en bateau dépendait à 51 % de la qualité de l’embarcation et à 49 % de la chance.
Ephraim se donne toutes les chances de s’intégrer
Si les émigrés cubains tentent souvent de conserver leur identité en dehors de leur pays, de nombreux Juifs ont fait le contraire en tentant de s’assimiler. Prenez Ephraim Rabinovitch, le personnage principal du roman La carte postale écrit par Anne Berest. Contraint de fuir la Russie après la Révolution de 1917, il se retrouve en France en compagnie de sa femme et de ses enfants. Ça n’était pas son premier choix qui aurait été de rester à Moscou. Mais pas de chance, il est contraint de quitter le pays, son statut de socialiste révolutionnaire étant incompatible avec ce que pensent les Bolcheviks au pouvoir. Le voilà en Lettonie puis en Palestine, mais rien n’y fait. Soit on le force à partir, soit les conditions de vie sont insupportables. Il atterrit donc à Paris où son petit frère réside. Ephraim se donne toutes les chances de s’intégrer. Il encourage ses filles à obtenir les meilleures notes au lycée, et transforme son nom en Eugène Rivroche pour accélérer sa naturalisation. Il a de bonnes raisons de le faire, car à partir de 1933 les nouvelles en provenance de l’Allemagne se font mauvaises. L’Étranger n’a pas bonne presse en France, y compris au sein de la communauté juive autochtone qui ne tient pas à se faire remarquer. Rien n’y fera pour la famille Rivroche, du moins pour les parents et leur fils qui se sont fait recenser comme Juifs au début de la guerre. Ils partiront à Auschwitz. Des deux filles une seule survivra, mais pas grâce à l’aide de Pétain.
Il fallait aussi que sa femme se transforme en une Juive diaphane d’Odessa
La littérature nous offre également de belles histoires de pertes volontaires de l’identité des exilés. Dans Vies dérobées Cinzia Leone nous raconte la vie du Turc Ibrahim Özal qui réside en Palestine. En affaires avec le négociant juif Avraham Azoulay, il assiste à son assassinat et à celui de sa famille. Nous sommes en Palestine en 1936 et Özal perçoit tout de suite l’opportunité qui lui est offerte. Il récupère le contrat qu’avait signé Azoulay pour l’achat d’un excellent coton égyptien, ainsi que les passeports des défunts : Avraham, sa femme Myriam et leur petite fille Havah. Ibrahim Özal décide de se couler dans le personnage d’Azoulay. Être circoncis était un premier atout. Restait à assimiler les nouveaux rites religieux. Il fallait aussi que sa femme se transforme en une Juive diaphane d’Odessa et qu’elle trahisse son identité. En attendant de se rendre en Égypte, le couple s’installe à Djerba où réside une importante communauté juive. L’histoire va se poursuivre sur trois générations jusqu’en Italie. Je ne vous en dis pas plus, tout en vous recommandant cet excellent roman.
Bebo et Chucho Valdès : La comparsa
The Andrew Sisters – Bei Mir Bist Du Shein
Enregistrement de la chronique