Surbooké

Le blog de Laurent Bisault

Quand l’Insee refuse de raconter des histoires

Sep 26, 2023

Peut-on se passer d’une formation économique dans un institut statistique ? J’ai déjà répondu négativement à la question (ici). Peut-on saisir la démographie, la sociologie, ou l’économie d’un territoire sans en connaître son histoire ? J’apporte la même réponse. C’est pourtant ce que l’on demande aux chargés d’études de l’Insee en région qui s’en sortent le plus souvent avec les honneurs. Mais parfois la simple utilisation des bases de données les fait passer à côté de l’essentiel. Pour comprendre on aurait besoin d’un film et on nous livre une photo. J’explique cela à partir de la synthèse de la direction régionale d’Occitanie sur le Gard intitulée « Le Gard : un département à vocation résidentielle, en prise à des fragilités sociales » (ici). Si l’on s’en tient à la seule temporalité des données utilisées par l’Insee, alors on se doit de dire que l’étude est bien faite. Elle est de surcroît agréable à lire. Pourtant le Gard n’est pas, comme on peut le lire, un département à vocation résidentielle. Les Gardois qui travaillent ailleurs ne le font que contraints et forcés parce que l’économie locale a été dévastée au début des années quatre-vingt par la disparition des mines et du textile. Elle s’apparente en cela à celle du Pas-de-Calais. Dans les Cévennes et à Nîmes on ne s’est toujours pas remis de la disparition de l’industrie qui irriguait ces zones depuis des siècles. C’est pour cela qu’on y trouve bien plus que des fragilités sociales. Le Gard, et encore plus sa partie nord, sont des zones parmi les plus pauvres de France, avec un chômage endémique et beaucoup de personnes en âge de travailler qui ne sont même plus sur le marché du travail. Le meilleur symbole des difficultés rencontrées par les Gardois est qu’ils ont élu quatre députés du Rassemblement national sur six en 2022. Encore un point qui les rapproche du Pas-de-Calais.

En 1968 l’industrie textile gardoise est encore importante

C’est parce qu’on trouve de l’industrie depuis des siècles dans le Gard que sa disparition a été aussi importante. On tissait la laine au Moyen Âge dans les Cévennes avant de se tourner à la Renaissance vers la soie. L’activité aura une double importance : procurer des revenus et faire pénétrer le protestantisme dans les Cévennes via des échanges avec Genève la huguenote. Ce qui n’est pas rien si on en revient à L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme du sociologue allemand Max Weber, qui a expliqué combien cette religion a porté le développement de l’industrie. Au milieu du XIXe siècle on produit un quart de la soie française entre Le Vigan et Alès. L’exploitation du charbon a débuté au début du XIXe siècle. « Elle va changer le visage d’Alès, de Bessèges et des vallées proches » nous dit l’historien Patrick Cabanel (ici). Évidemment ces dates paraissent lointaines. Mais en 1968 l’industrie textile gardoise est encore importante. Elle emploie 3 000 personnes autour de Nîmes (ici). Éliane Chemla nous raconte que l’activité profondément fordiste est si vivace que les ouvrières peuvent changer d’employeur en fonction de leurs envies (ici). La mine est déjà sur le déclin depuis une dizaine d’années. La dernière fermera en 1985. Pour l’industrie textile la fin est proche. Même Cacharel propriété de Jean Bousquet, deux fois maire de Nîmes, n’y survivra pas.

Moins d’industrie cela signifie moins d’emplois et de plus faibles salaires.

Une fois ces données en tête on comprend mieux pourquoi le Gard figure parmi les départements les plus pauvres. Pour le taux de pauvreté et le revenu médian seule la Seine-Saint-Denis affiche en métropole des indicateurs bien plus mauvais. Et le revenu médian de la zone d’emploi d’Alès-Le Vigan est le troisième le plus faible de métropole après ceux de Maubeuge (Nord) et de Lens (Pas-de-Calais). Moins d’industrie cela signifie moins d’emplois et de plus faibles salaires. On retrouve à peu près les mêmes hiérarchies avec le chômage. C’est pour cela qu’autant de Gardois sont contraints de travailler en dehors du département. Est-ce vraiment une chance ? Certes la population s’accroît grâce à l’arrivée de nouveaux habitants attirés par le prix de l’immobilier comme l’expliquent les deux chargées d’études. Et aussi parce que les Cévennes sont belles, terriblement belles. On peut lire Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson ou S’adapter de Clara Dupont-Monod pour s’en convaincre. Mais la croissance démographique constitue-t-elle un atout ? La question est complexe et ne concerne pas que le département du Gard.

De nombreux changements de nomenclatures rendent difficiles les comparaisons entre les époques

Ce qui est certain c’est que l’Insee faciliterait la tâche de ses chargés d’études en les formant à l’histoire des territoires sur lesquels ils travaillent. L’investissement serait d’autant plus rentable qu’ils resteront tous au moins trois ans sur leur poste. Ce qui est également sûr c’est qu’on ne peut demander aux chargés d’études de s’emparer de moments qu’ils n’ont pas vécus si on ne les leur a pas enseignés. Pour ce qui me concerne ça a été plus facile puisque j’ai travaillé au début de ma carrière sur la fin des mines, et que d’improbables circonstances professionnelles m’ont fait découvrir l’histoire du textile cévenol dans les livres d’Emmanuel Le Roy Ladurie. Certes les bases de données de l’Insee sont riches, mais elles n’offrent que peu de recul historique en dehors des comptages de la population. Rien que de très logique quand on sait que des enquêtes disparaissent et que d’autres sont créées. S’y ajoutent de nombreux changements de nomenclatures qui rendent difficiles les comparaisons entre les époques. Pour ne rien arranger l’Insee paye peut-être aussi la réorganisation de ses services études suite à la création des grandes régions. Avant les études sur le Gard étaient faites à Montpellier, où il était plus probable de les confier à des personnes du cru. On peut également imaginer que les empilements hiérarchiques en place à l’Insee, qui multiplient les réécritures formelles des papiers, s’intéressent un peu plus au fond. Et introduire un peu de collectif dans les relectures. Mais cela est encore une autre histoire.

Abonnez-vous pour être averti des nouvelles chroniques !

6 thoughts on “Quand l’Insee refuse de raconter des histoires”

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *